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Quel avenir pour la Turquie dans l’OTAN ?

Acteur-clé de la stratégie de dissuasion de l’OTAN depuis 1952, la Turquie continue aujourd’hui encore à être essentielle à l’Alliance atlantique. Cependant, ces dernières années, la place de la Turquie dans l’Alliance est devenue incertaine, notamment du fait de la dégradation de ses relations avec plusieurs membres, ainsi que de son rapprochement avec Moscou.

Depuis son intégration à l’Alliance atlantique, la Turquie y joue un rôle stratégique. En effet, dès 1961, elle devient le premier État européen à accueillir les armes nucléaires américaines sur son sol, sur la base aérienne d’İncirlik — vitale, aujourd’hui encore, pour l’armée américaine et l’OTAN. Le pays accueille également d’autres bases essentielles à l’OTAN, avec la station radar de Kürecik et le LANDCOM (1) à Izmir. Le pays participe aussi activement aux opérations de l’OTAN, notamment lors de la guerre de Yougoslavie mais également en Afghanistan, où Ankara a envoyé ses troupes pour contribuer aux opérations menées par les États-Unis.

Cependant, Ankara bénéficie également de l’Organisation, qui lui permet notamment d’avoir accès à des systèmes d’armes modernes, de bénéficier de la protection du fameux article 5 (2) et d’avoir une voix au cœur du système de sécurité occidental. Pourtant, cela ne signifie pas pour autant que tout soit rose. En effet, ces dernières années, la place de la Turquie dans l’Alliance est devenue incertaine, et ses relations avec plusieurs membres se sont dégradées. En particulier avec la France, qui a envoyé deux chasseurs Rafale et une frégate de classe La Fayette en Méditerranée orientale en 2020 pour empêcher la Turquie de poursuivre son agression à l’encontre de la Grèce — également membre de l’Alliance —, qui demandait l’appui de la France après l’envoi par la Turquie d’un navire de recherche sismique, escorté de neuf navires de guerre, près de l’île grecque de Kastellorizo.

Changement de camp pour Ankara ?

Changer de camp n’est pas quelque chose de nouveau pour le gouvernement turc. Au lendemain de la crise de 2015/2016 avec Moscou (3), Erdoğan avait déjà inversé sa position traditionnelle à l’égard de la présence de l’OTAN en mer Noire, en faisant valoir que l’Alliance devait faire preuve de solidarité avec Ankara. Cependant, un an plus tard, la Turquie et la Russie menaient un exercice militaire conjoint en mer Noire.

En outre, depuis la tentative de coup d’État ratée en Turquie en 2016, Moscou a redoublé d’efforts afin de prouver son amitié à Ankara et de s’afficher comme un défenseur inflexible de la souveraineté de la Turquie. Il ne fait aucun doute que ces efforts ont eu leur écho en Turquie.

Ami ou ennemi ?

En 2019, selon le Pew Research Center, 39 % des Turcs avaient une opinion favorable concernant la Russie. Un autre sondage important réalisé par l’université Kadir Has à Istanbul donnait également un résultat similaire. Ainsi, les personnes considérant la Russie comme une menace sont passées de 34,9 % en 2016 à seulement 12,4 % en 2018. Dans le même temps, 60,2 % des Turcs pensent que les États-Unis sont devenus une menace pour la Turquie qui de son côté, bénéficie d’une moindre confiance de la part de ses alliés européens. En effet, selon le rapport GMF Transatlantic Trends de 2021, ce sont deux tiers des États européens qui pensent que la Turquie n’est pas un allié fiable. À titre d’exemple, 76 % des Allemands, 74 % des Suédois et 72 % des Français ne pensent pas que la Turquie soit un partenaire stable.

Ce sentiment est réciproque pour les Turcs, qui se montrent également sceptiques à l’égard de leurs alliés traditionnels. Seuls 54 % d’entre eux pensent que l’Allemagne est crédible, tandis que le niveau de confiance est de seulement 26 % à l’égard de la France et de 23 % pour les États-Unis. Pourtant, la Turquie n’est pas opposée à l’OTAN avec 69 % des Turcs qui considèrent que l’Alliance atlantique est importante pour la sécurité du pays. Mais la Turquie n’en demeure pas moins le pays le plus réticent à l’égard du rôle des Américains dans la sécurité de l’Europe. Selon le rapport, seuls 31 % des Turcs soutiennent l’idée que les États-Unis devraient être plus actifs en Europe.

Par conséquent, même si la Turquie pense qu’il est bénéfique d’être membre de l’OTAN, Ankara agit avec méfiance envers ses alliés et ne veut pas que les États-Unis reviennent davantage en Europe. En effet, l’absence de l’ombre américaine sur le continent européen permet à la Turquie de s’affirmer davantage alors que les Américains sont distraits par le Pacifique et la menace chinoise croissante. En déclarant que l’OTAN était « en état de mort cérébrale », le président français Emmanuel Macron souhaitait sans doute souligner que le manque de leadership américain laissait la place aux opportunistes au sein de l’Alliance.

Qu’est-ce qui a poussé la Turquie à aller si loin ?

Afin de comprendre pourquoi la Turquie s’est aliénée à ce point de nombreux membres de l’OTAN, nous devons examiner la façon dont Ankara perçoit les menaces. En effet, les préoccupations de la Turquie sont le produit de sa situation problématique et de sa perception des menaces interieures et extérieures. Il ne fait aucun doute que l’échec du processus d’adhésion à l’UE, les divergences entre la Turquie et les autres membres de l’OTAN sur la Libye, la Syrie, le Caucase du Sud ont exacerbé le sentiment turc d’être abandonné par ses alliés. En outre, le sentiment d’Ankara d’être marginalisé au sein du système occidental a alimenté son sentiment d’encerclement. En conséquence, la Turquie s’est retrouvée dans une « solitude précieuse ». Mais même s’il est vrai que, dans une certaine mesure, Ankara s’est retrouvée seule notamment avec le cas syrien, cela est également dû en partie à sa faible propension à négocier ainsi qu’à son incapacité à allier ses capacités et ses désirs.

Par ailleurs, le fait d’être membre d’une alliance ne signifie pas nécessairement une solidarité inconditionnelle. Les alliances fonctionnent sur la base d’une confiance minimale, d’un niveau d’engagement acceptable et d’un équilibre coûts-avantages. Par conséquent, il doit être clair qu’un mouvement collectif au sein d’une alliance n’est possible que lorsqu’il existe une convergence minimale d’intérêts. Jusqu’à présent, nous ne pouvons pas dire que c’était le cas pour la Turquie et les autres membres de l’OTAN.

Concernant les S-400 acquis par la Turquie, en avait-elle besoin ?

La Turquie n’a aucun ennemi qui possède la capacité de lancer des missiles de moyenne ou longue portée sur son sol : la Russie ne l’attaquera pas (sauf en cas de guerre totale avec l’OTAN), la Syrie n’en a pas les moyens, et l’Iran ne se risquerait pas à attaquer un membre de l’Alliance au risque de tout perdre. Dès lors, nous pouvons nous demander : était-il nécessaire d’acheter un système S-400 ? Il n’existe en effet aucune raison tangible à part d’hypothétiques menaces futures. Cette décision semble donc constituer pour Ankara une erreur de calcul à plusieurs titres :

• il est difficile de relier ce système de défense au reste des forces turques puisque la plupart des équipements turcs proviennent des États-Unis et d’autres membres de l’OTAN ;

• cela a entraîné un affaiblissement du système de défense sur le flanc sud de l’alliance ;

• l’exclusion de la Turquie du programme F-35 a entraîné une perte estimée à 1,4 milliard de dollars pour son industrie aérospatiale ;

• la réticence d’Ankara concernant le S-400 a été perçue sur la scène internationale comme un changement significatif du positionnement de la Turquie. 
Cette décision n’était donc pas une démarche nécessaire puisque ses avantages sont ambigus alors que ses coûts sont clairs.

Tout est-il pour autant perdu ?

Le fait de réclamer davantage de sanctions, voire d’expulser la Turquie de l’OTAN, n’aidera ni l’Alliance, ni les intérêts de ses États membres dans la région. En effet, les relations étroites du président Erdoğan avec la Russie et la Chine et ses politiques de plus en plus répressives sont préoccupantes. Cependant, la Turquie et la Russie ne sont pas encore des alliés pour autant. Les deux États ont des intérêts divergents en Libye, en Syrie, dans le Caucase du Sud et en Ukraine. Il est donc encore possible de prendre des mesures afin de rétablir les relations entre Ankara et l’OTAN :

• la Turquie doit d’abord prouver son engagement envers l’Alliance en décidant de ne pas utiliser le système du S-400. Cela constituerait un bon signal pour commencer un rapprochement, et le pays pourrait ainsi être réadmis au programme F-35 ;

• la Turquie et les autres membres de l’OTAN devraient opérer ensemble pour façonner l’avenir d’une Syrie post-conflit. Il est donc nécessaire de trouver des compromis entre la Turquie, les États-Unis, la France et les autres membres à ce sujet. Si la Turquie obtient suffisamment de concessions sur les forces syriennes kurdes du YPG, elle pourra travailler avec ses alliés. Cependant, en contrepartie, elle devra faire preuve de davantage de flexibilité sur la question du Nord de la Syrie ;

• enfin, Ankara va devoir s’ouvrir à une discussion sur la Méditerranée orientale et respecter la ZEE de la Grèce et de Chypre. Ces trois États vont également devoir résoudre ensemble leurs problèmes mutuels sans entrainer l’implication d’une tierce partie.

Cependant, il semble peu vraisemblable que ces trois conditions puissent avancer rapidement. Il est en revanche plus probable de pouvoir observer des avancées constructives sur un autre domaine : la mer Noire.

Pourquoi la mer Noire est-elle plus importante qu’auparavant ?

Il ne fait aucun doute que la région devient de plus en plus critique pour l’OTAN et ses membres, qui cherchent à mettre fin à la présence croissante de la Russie. En 2021, la flottille russe de la mer Noire recevra son nouvel équipement, notamment son dernier système automatique de surveillance de surface. Il est donc crucial pour l’Alliance atlantique de contrôler la Russie dans cette région. Premièrement, cela permettra de réduire l’influence de Moscou en Méditerranée et, à terme, en haute mer. Deuxièmement, cela sera bénéfique à la sécurisation du corridor gazier du sud. Enfin, cela empêchera la Russie de mettre l’OTAN devant un fait accompli, comme elle a pu le faire avec la Crimée.

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