La crise sanitaire a non seulement mis en exergue les failles du dispositif public d’anticipation et les faiblesses endémiques d’un tissu industriel en déshérence, mais aussi, et surtout, l’absence de doctrine en termes de souveraineté économique, montrant l’urgence de repenser notre indépendance stratégique et notre souveraineté.
À l’instar du « Nous sommes tous Américains ! », cri du cœur poussé par l’éditorialiste en chef du quotidien Le Monde après les attentats du 11 septembre 2001, nous pourrions dire avec la crise de la COVID-19 : « Nous sommes tous gaulliens ! » en cette année marquée d’un double anniversaire : les 50 ans de la mort du fondateur de la Ve République et les 80 ans de l’appel du 18 juin. En effet, cette crise sanitaire a non seulement mis en exergue les failles du dispositif public d’anticipation ou les faiblesses endémiques d’un tissu industriel en déshérence, mais surtout l’absence de doctrine en termes de souveraineté économique. Vae victis — Malheur aux vaincus. D’où l’incantation à un renouveau de la pensée du général de Gaulle en termes d’indépendance stratégique et de souveraineté. Car quelle impuissance que cette absence criante de masques, de gel hydro-alcoolique et de tests de dépistage, surtout quand nos voisins allemands arrivaient à y pourvoir. Cette grave lacune traduit une cruelle dépendance aux productions industrielles à bas coût.
En mai 2020, l’un des auteurs chinois de La guerre hors limites (1), le général Qiao Liang, pointait dans une revue chinoise de Hong Kong les insuffisances de l’Occident pour avoir délaissé la production de biens manufacturés. Avec un certain cynisme, il déclarait : « Lorsque les États-Unis [NDA : mais il pourrait dire « la France »] ont besoin d’un grand nombre de masques comme aujourd’hui, le pays tout entier ne dispose même pas d’une chaîne de production complète. Dans de telles circonstances, ils ne peuvent pas réagir à l’épidémie aussi rapidement et avec autant de force que la Chine. Par conséquent, ne sous-estimez pas l’industrie manufacturière bas de gamme, et ne considérez pas l’industrie manufacturière haut de gamme comme le seul objectif du développement manufacturier de la Chine. (2) »
Quelle déchéance pour une puissance telle que la France que de voir la Chine d’où est partie l’épidémie lui proposer l’envoi de masques et en faire une arme diplomatique ! Et quel effarement que d’entendre invoquer la nécessité d’une souveraineté économique européenne, assemblage de termes ô combien contradictoires ! Alors que faire ? comme disait en son temps Lénine, et avant toute chose, que penser ? Autrement dit : Qu’est-ce que la souveraineté économique ? Quid de l’état de la souveraineté économique de notre pays en 2020, face aux lacunes révélées par la crise du coronavirus et alors que ce thème semble de nouveau être une priorité ? Comment expliquer la situation actuelle ? Dans quelle mesure est-elle le résultat d’erreurs passées ? Quelles sont les principales menaces ? Est-ce une situation générale dans l’Union européenne ? Et surtout, comment y faire face dans un monde où les États-Unis et la Chine sont en situation de monopole dans bien des secteurs ?
Qu’est-ce que la souveraineté ?
En vérité, la question de souveraineté, au-delà du renvoi à la figure du roi, relève davantage des sciences politiques et plus précisément des conditions d’exercice de l’autonomie politique. Être souverain, c’est être maître chez soi.
En effet, depuis le XVIe siècle et les écrits de Jean Bodin, la souveraineté est une notion juridique qui marque l’avènement de l’État moderne. Sa définition est stabilisée trois siècles plus tard par le juriste français Louis Le Fur, qui fait de la souveraineté la qualité d’un État « de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu’il est appelé à réaliser (3) ». Dès lors, la notion de souveraineté va devoir articuler deux critères qui peuvent sembler contradictoires : d’une part, l’autodétermination ou droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, d’autre part, le respect des règles du droit international pouvant résulter d’accords entre États souverains ou être le produit d’organisations internationales (ONU, OMC) ou régionales (UE). C’est au nom de cette quête de souveraineté, et plus largement d’autonomie politique, que les peuples colonisés au XIXe siècle par les puissances européennes ont voulu recouvrer leur indépendance durant les conflits du XXe siècle.
Ces précisions juridiques sont essentielles pour comprendre les conditions et la raison d’être de la souveraineté économique, son champ d’application complexifiant encore un peu plus la question. Plus précisément, la question de la souveraineté économique n’est pas sans évoquer celle de l’autonomie stratégique.
Ici encore, le général de Gaulle nous livre un élément de réponse : « Nous ne pouvons pas avoir une politique indépendante et une défense indépendante, si nous n’avons pas une économie indépendante et des finances saines. C’est la condition sine qua non de l’indépendance nationale », disait-il (4).
Dans ce souci légitime de découplage stratégique et de souveraineté économique, la France gaullo-pompidolienne avait en son temps construit un ensemble administré, favorisant les grands projets industriels et spatiaux, l’indépendance énergétique, l’autonomie atomique militaire. Les grandes entreprises de cet État stratège ont servi de bras armé, sécurisant les approvisionnements en matières premières essentielles (Elf-Aquitaine, Cogema, etc.) et préservant ce pré carré. « Les compagnies de commerce sont les armées du roi, et les manufactures sont des réserves », affirma en son temps Jean-Baptiste Colbert (5), un autre organisateur de l’autonomie stratégique pour la richesse du pays et le service d’un roi « qui aimait un peu trop la guerre ».
Souveraineté et sécurité nationale
En effet, la souveraineté au sens politique est certes assise sur des textes dont la prééminence (hiérarchie des normes) pose en elle-même le principe de souveraineté, mais elle se retrouve rapidement encadrée ou contrariée (selon les points de vue) par des traités internationaux librement consentis. Deux guerres mondiales, une guerre froide puis une nouvelle étape de la mondialisation sont passées par là. Reste que certains domaines dits régaliens constituent — théoriquement — le cœur de la souveraineté : la sécurité intérieure, la justice, la diplomatie, la défense nationale et les finances. Autrement dit, tout ce qui, selon une acception plus moderne, constitue la sécurité nationale.
« Théoriquement », parce que, là encore, les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. Ces domaines peuvent être encadrés par des règles internationales ou même délégués par certains États à des sociétés privées (agences de sécurité, entreprises paramilitaires, gestionnaires de prison). Et depuis l’avènement de l’Internet, du cyberespace et de la datasphère, ce sont même des logiques transnationales et des acteurs hybrides (GAFAM et BATX) qui se développent et échappent en partie aux États-nations qui leur ont pourtant donné naissance et avec lesquels ils savent parfois coopérer sur les questions de sécurité intérieure (6)… sans oublier pour autant leur trajectoire d’émancipation. Ces pertes de souveraineté, lentes mais continues, conjuguées à une prise de conscience générale du rôle clé de l’économie comme facteur de puissance et de domination, ont logiquement élargi le champ de la souveraineté désormais économique, industrielle et même numérique.
Le principe même de sécurité nationale cité ci-dessus est essentiellement une approche empirique évoluant selon les circonstances. Elle repose sur un consensus visant à la sécurité de la Nation dans toutes ses dimensions essentielles : bien-être de la population, paix sociale, justice, sécurité intérieure, permanence des activités névralgiques, stabilité et expansion économiques, défense, etc. Elle se donne pour finalité de réduire les menaces contemporaines identifiées et d’y répondre le cas échéant.
Selon les États-Unis d’Amérique, qui en ont été des précurseurs modernes, le concept de sécurité nationale dépasse largement le seul cadre de la défense. Ils ont notamment intégré sans complexe l’économie à leur stratégie, estimant qu’elle participe à la prospérité nationale, à travers l’accès aux ressources indispensables, la sûreté des voies commerciales, la protection des services et réseaux numériques… Cette question de la stratégie de sécurité économique avait été élaborée dès 1947.
La stratégie de sécurité nationale annoncée par Donald Trump le 16 décembre 2017 rappelle les principes affirmés de sécurité économique, de compétitivité et de préservation de l’avance technologique face aux prédateurs étrangers ; la Chine est d’ailleurs clairement désignée comme concurrent stratégique, tandis que les États-Unis prônent, pour leurs alliés, « la paix à travers la force ».
Souveraineté et puissance économique
Dans une analyse lucide et sans concession intitulée Sabordage : comment la France détruit sa puissance (éd. François Bourin, 2014), Christian Harbulot, directeur de l’École de guerre économique, explique pour sa part qu’on ne peut pas parler de problématique de souveraineté sans penser le développement de la puissance par l’économie. Il donne alors une grille d’analyse en cinq axes qui permet de mieux cerner le sujet : la limitation des dépendances, la localisation de l’activité industrielle, la capacité à se projeter sur les marchés extérieurs, l’entrée dans la compétition informationnelle et la lutte contre la prédation économique. Depuis le début des années 1990 et une libéralisation sans précédent des échanges commerciaux (accords du GATT) qui voit le triomphe du capitalisme financier au détriment du pouvoir des États, la prédation économique a changé de dimension. Ce faisant, la globalisation fut à l’œuvre, se substituant au concert des nations. La fin de l’Empire soviétique fut la consécration du modèle américain, qui façonna de manière unilatérale un « nouvel ordre mondial », selon les termes de George Bush père, dont le pays en fut le gendarme universel. Ce monde unipolaire offert à l’expansion économique, mais aussi juridique, fiscale et financière, a été l’apogée d’un standard anglo-saxon prétendument universel, rarement remis en cause depuis lors. Sous Bill Clinton, pour davantage domestiquer ce nouveau monde ouvert aux conquêtes américaines — selon sa propre déclaration —, l’Empire américain, qui n’a pu empêcher l’ascension fulgurante du Japon au rang de deuxième puissance économique mondiale, contre-attaque en créant un dispositif dit « de sécurité économique » parfaitement radiographié en 2003 par le rapport sur l’intelligence économique du député Bernard Carayon (7). La machine de guerre économique américaine se met en ordre de marche dans une véritable synergie public-privé : agences de renseignements, administrations, fonds d’investissement, cabinets d’audit et d’avocats, think tanks… et, bien entendu, les entreprises américaines où tout converge. Au cœur de ce dispositif, on trouve notamment du côté défensif le CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States) chargé d’autoriser ou d’interdire les investissements étrangers aux États-Unis, et du côté offensif, l’Advocacy Center du département du Commerce, chargé d’appuyer les entreprises américaines sur les marchés internationaux, quitte à renseigner utilement leurs fleurons avec le soutien actif des services d’espionnage… En France, c’est l’affaire Gemplus qui va révéler l’étendue du dispositif et surtout la doctrine de souveraineté économique sous-jacente (8). Au début des années 2000, le leader mondial de la carte à puce, l’entreprise française Gemplus, ouvre son capital à un fonds d’investissement américain qui lui a promis de lui faire pénétrer un marché jusque-là inaccessible. Mais rapidement, la stratégie de transfert d’une technologie clé pour la souveraineté des États-Unis — le chiffrement — se dessine et devient parfaitement claire quand un nouveau PDG est nommé, qui oublie de citer son engagement au sein d’In-Q-Tel, un fonds d’investissement créé par la CIA, ainsi que son appartenance au Business Executives for National Security (BENS), une association de patrons américains engagés dans la sécurité nationale de leur pays. Quelques années plus tard et grâce à l’action d’Alain Juillet, haut responsable à l’Intelligence économique (2004-2009), Gemplus reviendra dans le giron français avec le nom de Gemalto. Dix ans plus tard, un cas emblématique va de nouveau marquer les esprits : le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric révèle une extension du domaine de la prédation grâce à l’usage de l’extraterritorialité du droit américain (9). Cette « guerre fantôme » (10) dans laquelle le Department of Justice américain (DOJ) joue le jeu de General Electric en emprisonnant des cadres français d’Alstom pour corruption en pleine négociation de rachat prive désormais la France de sa souveraineté nucléaire en lui enlevant la maîtrise d’un des maillons de la chaîne : les turbines Arabelle fabriquées à Belfort. Notons que, dans les deux cas, l’intervention de l’État français sera minimale, plusieurs hauts fonctionnaires déclarant publiquement ne pas avoir à s’immiscer dans les affaires d’une entreprise privée. Or, non seulement ces entreprises ont en fait une R&D issue de décennies de recherches financées sur fonds publics, mais, qui plus est, leurs technologies entrent dans les secteurs dits stratégiques. Mais alors, pourquoi ne pas avoir agi, c’est-à-dire ne pas avoir agi suffisamment vite, ce qui, dans le domaine économique, revient souvent au même ?
La France trop naïve ?
Nicolas Ravailhe, consultant en stratégie des affaires européennes installé à Bruxelles, rappelle que la clé de la souveraineté réside avant toute chose dans la capacité à être responsable de soi-même ainsi que le démontre en négatif le manque d’implication stratégique des acteurs français dans le levier que représente pourtant l’Union européenne pour qui sait adopter la posture collective adéquate. Reste à savoir quelle est aujourd’hui la stratégie de la France, quel est son projet et qui est prêt à se battre pour elle ; autrement dit, où est le patriotisme économique (11) ? L’affaire Alstom n’a-t-elle pas montré que plusieurs décideurs politiques français ont préféré se ranger du côté américain quand le camp français était particulièrement atomisé ?