Cet épisode a effectivement mis cruellement en lumière la manière dont la France devait abdiquer sa souveraineté juridique face à ce qui a été nommé « l’extraterritorialité du droit américain » déroulée pour satisfaire encore et toujours des ambitions économiques. Dans ce cas — mais comme dans les affaires Société générale ou BNP Paribas, pour des raisons de violation d’embargo —, les lois américaines, en dépit du principe de courtoisie internationale*, trouvent à frapper au cœur des entreprises européennes en général et françaises en particulier, au-delà des frontières de l’Oncle Sam. De fait, par des liens de rattachement aussi ténus soient-ils — courriels passés par des serveurs situés aux États-Unis d’Amérique, contre-passation en dollars, composants électroniques made in USA d’un produit manufacturé à l’étranger, etc. —, les juridictions américaines se déclaraient compétentes, nonobstant la règle de territorialité de la loi. Cette pratique extensive heurte, là encore, le primat du politique sur l’économie et, plus largement, les principes démocratiques en ce que le droit d’un pays, exercice de la souveraineté nationale, se voit dominé par d’autres acteurs hors de leurs limites territoriales et de leurs compétences institutionnelles. Et cela trop souvent avec la soumission intellectuelle des dirigeants étrangers.
Dans le même temps, la France qui se désindustrialise depuis les années 1970 voit également lui échapper petit à petit le cœur historique de son économie : l’agriculture. S’appuyant sur les difficultés que rencontrent la plupart des exploitants français à vivre aujourd’hui de leur métier, la Chine rachète ici et là des terres agricoles ou des vignobles (12), les produits des récoltes pouvant dès lors s’envoler sous notre nez directement vers la Chine. En 2015, l’État accepte de vendre l’aéroport de Toulouse à un fonds sino-canadien pour le moins douteux avec le succès que l’on connaît (un rachat au prix fort quatre ans plus tard). Or les analyses sur les pertes de souveraineté économique, mais aussi politique de la vente d’infrastructures à une puissance étrangère ne manquent pas. Ainsi, le projet pharaonique appelé communément « nouvelles routes de la soie » (ou « OBOR » pour One Belt One Road, qui traduit davantage l’idée de « ceinturer économiquement » le monde que celle de créer une simple « route commerciale »), financé exclusivement par la Chine à hauteur de 1,3 trillion de dollars, n’a pas d’autre ambition que la maîtrise d’un réseau tentaculaire de routes, voies ferrées, ports, pipelines… sans oublier les réseaux de fibre optique et la fameuse 5G. Le modèle chinois de financement et l’intelligence des choix d’implantation ont ainsi séduit plusieurs alliés traditionnels des États-Unis, mais aussi des membres de l’Union européenne comme la Grèce ou l’Italie, deux pays malmenés par les grandes puissances européennes que sont l’Allemagne et la France. Deux pays qui viennent renforcer l’influence chinoise en Europe, qui s’appuie par ailleurs depuis 2012 sur le groupe dit « 16 + 1 » (13). Ces petits pays, qui sont redevables de nombreux financements d’infrastructures auprès de Pékin, constituent pour la Chine un moyen de faire pression sur les instances de l’Union européenne et de disposer indirectement d’une majorité qualifiée. Ainsi, quelle peut être la position de l’Union européenne concernant l’interdiction des véhicules thermiques à l’horizon 2030-2040, dès lors que la Chine dispose d’un tel soutien auprès d’une majorité de pays membres ? Comme l’a bien expliqué Carlos Tavares, président de PSA, lors d’une audition devant l’Assemblée nationale, cette décision risque de précipiter l’industrie automobile européenne dans une dépendance forte vis-à-vis des fabricants de batteries essentiellement asiatiques, la Chine disposant par ailleurs d’un accès plus que privilégié aux minerais stratégiques permettant de les fabriquer (14). Naïveté ? Cécité ? Perte de souveraineté assurément !
L’UE, prise en étau entre Pékin et Washington ?
Les Américains avaient déclenché le plan Marshall destiné à financer le redressement économique de l’Europe, en veillant à user de cette manne financière pour asseoir leurs instruments de domination financière — par le choix du dollar dans les transactions internationales (accords de Bretton Woods) —, mais aussi juridique — avec l’installation des premiers cabinets anglo-saxons sur la place de Paris, destinés à « veiller » sur les investissements américains —, comptable — avec les normes IFRS mises en place en 2005 —, culturelle — par l’accord Blum-Barnes de 1946 —, etc. Aujourd’hui, les Chinois, animés par un esprit revanchard trouvant sa source dans la défaite de la « guerre de l’opium » (15), usent du même levier de domination immatériel pour faire tomber les frontières commerciales.
Par ce procédé visant à installer de nouveaux comptoirs commerciaux, la Chine affirme sa position rivale, seul pays à pouvoir désormais s’opposer à la puissance américaine qui a prévalu durant le XXe siècle. Sans mettre en œuvre jusqu’à présent — et souhaitons que cela dure — la force armée, la Chine pratique à son tour la « guerre hors limites », forme de domination immatérielle, pour soumettre les économies étrangères à son diktat. Ne pouvant lutter à armes égales avec l’influence culturelle américaine ni même japonaise, la Chine a déployé un pouvoir « feutré », utilisant la première de ses armes, l’argent. Elle a ainsi financé des infrastructures ou la prise de participations et de contrôle de sites ou d’entreprises stratégiques (outre-Rhin, le rachat du fabricant de robots Kuka, fleuron national, a fait couler beaucoup d’encre). Elle a intelligemment profité de l’absence de politique de sécurité économique au niveau européen… Il faudra même l’intervention des États-Unis pour empêcher l’OPA du groupe public China Three Gorges sur Energias de Portugal (EDP), première entreprise du pays, en raison des conséquences que cela aurait pu avoir sur sa branche énergie renouvelable présente sur le territoire américain (16). Dans ce contexte, l’Union européenne semble encore bien désarmée, prise en étau entre un « rival systémique » chinois et un empire américain adepte de la suprématie stratégique (17).
Ces exemples emblématiques illustrent bien la complexité de la question de la souveraineté économique et la multiplicité des échiquiers. Si l’État-nation reste central, il doit composer en supra avec les organisations régionales (Union européenne, Alena, Mercosur) et internationales (ONU, OMC) et en infra avec les territoires et les citoyens. Il lui est alors essentiel de ne pas confondre les domaines dits de souveraineté (défense & sécurité, énergie, santé, agriculture), qui restent de son ressort, avec les filières et entreprises dites « stratégiques », dont la détermination doit revenir aux territoires (régions, départements et agglomérations) en lien avec les services déconcentrés de l’État (préfectures, directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi [Direccte], directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement [Dreal]…). L’État-nation doit surtout impliquer l’ensemble des acteurs (synergie public-privé), intégrant en cela la remarque du politique, historien et stratège grec Thucydide : « La force de la cité ne réside ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens. »
Notes
(1) Qiao Liang et Wang Xiangsui, La guerre hors limites, Rivages poche, 2006.
(2) Entretien pour le magazine Bauhinia, traduit par Laurent Gayard pour Conflits, 7 mai 2020.
(3) Louis Le Fur, État fédéral et confédération d’États, 1896.
(4) Cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 1, Éditions de Fallois/Fayard, 1994, p. 530.
(5) Cité par Michel Vergé-Franceschi, Colbert, la politique du bon sens, Biographie Payot, 2003.
(6) Charles Thibout, « GAFAM et BATX contre les États ? », Diplomatie no 104, juin-juillet 2020, p. 77-81.
(7) Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, Rapport du député Bernard Carayon au Premier ministre, 1er juillet 2003 (https://bit.ly/2D0XjMf).
(8) Nicolas Moinet, Les batailles secrètes de la science et de la technologie : Gemplus et autres énigmes, Panazol, Lavauzelle, 2003. Ouvrage en téléchargement libre sur www.nicolas-moinet.com
(9) Olivier Coussi et Nicolas Moinet, « Extension du domaine de la prédation : la vente d’Alstom à General Electric », Revue Française de Gestion, vol. 8 no 285, décembre 2019, p. 211-227 ; Ali Laïdi, Le droit, nouvelle arme de guerre économique : comment les États-Unis déstabilisent les entreprises européennes, Paris, Actes Sud, 2019.
(10) Voir le remarquable documentaire de David Gendreau et Alexandre Leraître, Guerre fantôme : la vente d’Alstom à General Electric diffusé sur la chaîne LCP en 2017.
(11) Lire à ce sujet Éric Delbecque, Quel patriotisme économique ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.
(12) Lionel Laparade, « Pourquoi la Chine achète des milliers d’hectares de terres agricoles françaises », La Dépêche, 2 février 2018 (https://bit.ly/2P2luMN).
(13) Les 16 pays du groupe dirigé par la Chine (+1) sont l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, l’Albanie et la Macédoine.
(14) Alain-Gabriel Verdevoye, « Voiture électrique : alerte en Europe sur la mainmise de la Chine », Challenges, 16 avril 2019 (https://bit.ly/2X5MShi).
(15) Au terme de laquelle, à la suite d’un bras de fer politico-financier, les Occidentaux ont forcé les frontières douanières et se sont ouvert le marché de l’empire du Milieu.
(16) Anne Drif, « Les États-Unis lancent un fonds “patriotique” pour contrer la Chine », Les Échos, 21 mai 2019.
(17) Richard A. D’Aveni, Strategic Supremacy, Free Press, 2008.
Légende de la photo en première page : Un turbo-alternateur Arabelle. Le rachat de la branche énergie d’Alstom, qui a mis au point cette turbine, par General Electric, en 2014, est revenu, entre autres, à confier à un groupe étranger l’entretien et le renouvellement des turbines des 58 réacteurs nucléaires français, mais aussi la production d’Arabelle pour les réacteurs EPR d’EDF et des turbines pour les sous-marins nucléaires français et le porte-avions Charles-de-Gaulle. Cette affaire, qui concerne l’un des piliers de l’indépendance énergétique française et dont les dessous sont peu à peu révélés, démontre à la fois la puissance de la « machine » de guerre économique américaine et les erreurs françaises en matière de souveraineté économique — elle se trouve en outre, depuis juillet 2019, entre les mains du Parquet national financier pour des soupçons de corruption. Alors que GE, en recherche de liquidités, étudierait la possibilité de revendre cette activité, des investisseurs français se préparent pour un éventuel rachat, pour lequel le gouvernement français, en tant qu’actionnaire, pourrait avoir son mot à dire. (© GE)