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L’aéronautique chinoise : bientôt dans la cour des grands ?

Alors que le marché chinois du transport aérien devrait devenir le premier mondial d’ici 2022, quel est l’enjeu pour la Chine en développant ce secteur ?

J.-F. Dufour : Les motivations de Pékin dans ce secteur sont relativement récentes puisqu’il faut rappeler que le constructeur aéronautique chinois COMAC (Société des avions commerciaux de Chine) ne s’est constitué qu’en 2008. Les ambitions de la Chine dans l’aéronautique répondent en fait à trois motivations différentes. La première concerne tout simplement le prestige. Actuellement, il n’y a que deux puissances — les États-Unis et l’Europe — qui sont véritablement capables de produire des avions de ligne internationaux. La Russie s’y essaye aussi mais avec un retour qui se fait de façon très progressive. Pour la Chine, il y a donc là un enjeu de prestige national qui est évident. La seconde motivation vient du fait qu’il s’agit d’un secteur industriel de pointe qui a un effet d’entrainement sur de nombreuses autres industries, des matériaux à l’électronique. Le secteur aéronautique constitue un véritable moteur pour l’appareil industriel d’un pays en général. Enfin, la dernière motivation, qui est aussi la plus importante, est que la Chine veut devenir, à court terme, le premier marché mondial du transport aérien. Or, dans la logique du système de ce pays, si elle crée un marché, elle aura vocation à en faire bénéficier son industrie. Ce marché est pour le moment approvisionné par Airbus et par Boeing, mais à terme, c’est l’industrie chinoise qui devra en profiter, d’où la création de COMAC.

Où en est aujourd’hui l’état de l’industrie aéronautique civile en Chine ?

Depuis une quinzaine d’années, nous assistons à un développement très marqué, mais avec des difficultés certaines. C’est notamment le cas sur le programme du COMAC C919, le premier moyen-courrier chinois, qui est emblématique de cette question. Actuellement, la principale échéance qui le concerne est sa certification, à la fin de l’année 2021, par la Civil Aviation Administration of China (CAAC), ce qui constituerait un pas considérable pour l’industrie aéronautique chinoise.

Cependant, le C919 a rencontré de nombreuses difficultés de développement. En effet, cet avion, qui se veut le porte-étendard de l’aéronautique chinoise, a fait son premier vol en mai 2017. Même si l’échéance de certification fin 2021 devrait être respectée, c’est un avion qui aura eu besoin de quatre ans et demi pour être certifié, ce qui est beaucoup par rapport à ses deux principaux concurrents, l’Airbus 320 et le Boeing 737, qui ont été certifiés — pour leurs premières générations — dans l’année suivant le premier vol de leur prototype.

Cette longueur du processus de certification chinois montre donc clairement que c’est un secteur qui demeure confronté à des difficultés. Cela s’explique par deux facteurs. Le premier provient du manque de maturité de l’industrie aéronautique chinoise. En effet, les autorités chinoises ont été un peu trop optimistes sur la question. En 2008, lorsque COMAC est créé sur la base d’anciennes structures existantes, c’est aussi l’année lors de laquelle sont produits les premiers modèles chinois de trains à grande vitesse. Or, le ferroviaire a été pour la Chine un exemple d’assimilation technologique et de capacité à produire ses propres modèles très rapidement. Les autorités chinoises ont probablement pensé que ce système pourrait être dupliqué dans l’aéronautique. Mais, par rapport au ferroviaire, ce secteur se situe dans une autre dimension technologique. Les choses ont donc été bien plus difficiles que prévu. Pour ces raisons, le premier modèle de COMAC, l’ARJ21, a mis dix ans à être certifié. Le second facteur est lié à la crise du B737 Max de Boeing (1), qui, paradoxalement, a certainement ralenti le processus de développement du C919. Cette affaire, qui a abouti à l’immobilisation pendant presque deux ans de la flotte de Boeing 737 Max, a montré aux autorités chinoises la grande fragilité de la réputation d’un avionneur. En effet, Boeing était un constructeur centenaire, possédant la moitié du marché mondial, et deux accidents ont suffi à ébranler totalement la confiance dans ses produits. Or, pour Pékin, si un tel problème affectait COMAC, qui est un constructeur extrêmement jeune sur ce marché et qui n’a pas encore fait ses preuves, ce serait un coup fatal pour l’industrie aéronautique nationale. La CAAC doit donc être tout particulièrement exigeante sur son processus de certification, ce qui explique la longueur de ce dernier.

Le constructeur aéronautique de l’État chinois, COMAC, a récemment annoncé que la taille de la flotte des compagnies aériennes chinoises devrait atteindre 9957 unités d’ici 2040, soit 22 % de la flotte mondiale. COMAC peut-il profiter de cet immense marché pour devenir un concurrent sérieux du duopole Airbus/Boeing ?

L’idée de la création de COMAC, c’est qu’il puisse bénéficier de l’immense marché chinois. C’est clairement l’objectif. Mais COMAC a aussi été créé avec des ambitions globales, comme le doit être ce type d’entreprises. Lorsqu’elle a été créée en 2008, la formule officieuse disait d’ailleurs « A comme Airbus, B comme Boeing et maintenant il y aura C comme COMAC ». Mais aujourd’hui, les objectifs ont été reconfigurés et le but premier est avant tout celui de s’imposer sur son marché domestique, ce qui sera difficile car Airbus et Boeing constituent déjà la flotte des compagnies chinoises. Par ailleurs, pour s’imposer sur le marché, le C919 va également partir avec un handicap majeur qui est son manque de données opérationnelles. Ce qui intéresse avant tout les compagnies aériennes, ce ne sont pas les performances de l’avion sur le papier, mais ses performances opérationnelles comme la fiabilité et la disponibilité des avions, le coût total d’exploitation, etc. À cause du retard de sa certification, le C919 part de zéro aujourd’hui, alors que son principal concurrent, l’A320neo, peut proposer une immense base de données enrichie par une flotte d’un millier d’exemplaires en service. Plus la certification sera lente et plus ce handicap sera grand.

Il faut cependant nuancer cette difficulté à s’imposer sur le marché domestique car les compagnies chinoises seront fortement incitées par Pékin à acheter des C919. Ce sera beaucoup plus compliqué à l’international, d’autant plus que COMAC va également devoir mettre en place un réseau de maintenance MRO qui est aujourd’hui inexistant mais pourtant indispensable à l’entretien des avions : un avion ne peut en effet voler qu’à la condition qu’il existe des compétences de maintenance locale. Du côté de Boeing et d’Airbus, ce réseau est déjà en place depuis des décennies.

Où en est aujourd’hui le carnet de commandes du C919 ?

Il est encore difficile de s’y retrouver entre les commandes fermes, les options et les intentions d’achat. Mais ce qui est certain, c’est que l’ensemble des commandes provient de compagnies chinoises, à une exception près : GECAS (GE Capital Aviation Services), la branche leasing de la société américaine GE (General Electric), qui est en fait impliquée dans le développement du programme. Il n’y a donc pas encore réellement eu de commandes étrangères sur cet avion. L’absence de données sur la viabilité économique de l’appareil est pour le moment un frein incontournable.

Alors que ce projet accumule les retards, quelle crédibilité donner à cette certification du premier moyen-courrier chinois, prévue pour la fin de l’année ?

Même si l’objectif est bien de certifier le C919 pour la fin de l’année, c’est encore incertain. Il y a énormément de pression autour de ce projet qui est suivi de très près par les autorités chinoises. Cependant, la CAAC ne prendra aucun risque.

Est-ce que l’impact de la pandémie, qui a ralenti les activités du secteur aérien, a donné plus de temps à COMAC pour finaliser le C919 ?

Deux évènements malheureux ont pu bénéficier au programme du C919. Il y a d’abord l’affaire du B737 Max, évoqué précédemment, qui a fortement ralenti un programme concurrent. Enfin, la pandémie elle-même, qui a en effet ralenti les livraisons d’avions. Il s’agit cependant d’un répit très temporaire et les autorités chinoises ne comptent pas sur ces aléas pour résoudre leur problème de retard.

Actuellement, la Chine ne peut se passer d’Airbus et de Boeing et conditionne ses commandes à des transferts de technologie. Quelle est la stratégie de ces deux géants vis-à-vis de la Chine ? Ne craignent-ils pas de renforcer un concurrent potentiel ?

Il s’agit là d’une grande question qui se pose depuis 2008, date de création de COMAC, rappelons-le, et aussi de l’implantation à Tianjin par Airbus de son premier centre d’assemblage en dehors de l’Europe. Cette décision avait alors généré beaucoup d’inquiétudes sur le fait qu’Airbus pourrait renforcer un potentiel concurrent. Mais l’évolution de la situation depuis 2008 semble montrer qu’Airbus et Boeing maitrisent leurs relations avec la Chine, la meilleure preuve de cela étant, selon moi, la longueur de développement du C919. Si les transferts de technologie avaient vraiment permis à l’industrie aéronautique chinoise de progresser si rapidement, elle ne serait pas confrontée à de tels problèmes aujourd’hui, avec un avion qui met plus de quatre ans à être certifié.

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