Comment définissez-vous la virilité dans le monde musulman ?
NadiaTazi. Mon hypothèse est que la virilité est un principe politique constituant et pas seulement une donnée psychologique ou sociologique relative au patriarcat, au domaine privé. Il s’agit d’un principe, autrement dit de « ce qui commence » et « qui commande ». L’origine est « ce qui commande », et elle ne cesse jamais de commander – idée que revendiquent à leur manière les islamistes. Ce principe viril est ce qui détermine la nature des gouvernements et qui entraîne l’échec du politique tel que fondé sur la dignité, l’émancipation et la non-violence. Le viril se définit aussi dans son opposition au masculin qui incarne l’idéalité islamique.
Quels sont les rapports entre islam et virilité ? L’héritage du désert et des Bédouins est-il l’incarnation de la « puissance virile » ?
L’origine du viril renvoie au désert préislamique auquel, en principe, l’islam tourne le dos en instituant une morale du juste milieu. Cette morale qui définit le masculin a été élaborée au fil des siècles au croisement du Coran et de la pensée aristotélicienne notamment. Elle s’oppose à l’ethos de la période préislamique (jahiliya), qui se veut hyperbolique. Le Bédouin « jahilite » cherche à s’élever au-dessus de la survie, autrement dit d’un régime implacable qui le rabattrait sur l’animalité. C’est un homme fier, un guerrier, qui fait valoir la « dépense » (1) contre la rareté et l’inhospitalité du désert : cette dépense d’énergie, de paroles et de biens vient à expression dans l’hospitalité (inconditionnelle et prodigue), la poésie (où s’inscrit la mémoire du héros et de sa tribu), la guerre.
Je distingue donc le viril du masculin que définit le centre : cette éthique de la modération et de la mesure, qui fleurit également dans la mystique (qui recherche l’effacement de soi dans l’amour de Dieu) et dans l’esthétique (le bien et le beau étant indissociables). Le problème vient de ce que la virilité fait son retour à travers la politique et les conquêtes : avec la sortie du désert et l’avènement du despotisme monarchique.
Le viril concerne-t-il uniquement les liens entre hommes et femmes ou interroge-t-il aussi son rapport entre les hommes ? Le viril vise-t-il à contrôler la femme ?
Il y a plusieurs types de virilité. On ne confondra pas la virilité aristocratique du désert avec la virilité ordinaire, qui est statutaire et identifie l’honneur et la honte, ou avec la virilité des islamistes, marquée par le ressentiment. Le viril ordinaire, ce genre déchu qui a perdu son ethos sous les coups conjugués des régimes autoritaires et de la modernité, ne se limite pas à une domination statutaire de la femme. Il s’affirme aussi dans l’assujettissement des petits, quels qu’ils soient : démunis, cadets, intellectuels, minorités ethniques, religieuses et sexuelles, étrangers, fous ; tous ceux qui ne se conforment pas à ses valeurs et à son mode de vie, et qui à tout prendre constituent une majorité arithmétique.
Pour commander, ce sujet doit faire monstration de sa force et refuser sa part de féminité : ce qui est perçu comme faible, passif, mineur par nature. Mais s’il s’agit bien de monstration de soi et d’apparence, la réalité est plus compliquée. C’est un genre schizoïde qui, pour le dire par métaphore, « se voile » : il construit toutes sortes de défenses et de murs pour masquer ses défaillances et tenir son « rang ».
La rue arabe est-elle un lieu d’exercice de la toute-puissance contre les femmes et les homosexuels ?
Dans le passé, la rue avait plutôt mauvaise réputation : elle passait pour le lieu de la mixité populacière et de l’immoralité. Si par « rue arabe » on entend de nos jours ce qui renvoie au populisme et à la doxa (l’opinion, l’infra-politique), alors le viril ordinaire aura tendance à faire étalage de sa supériorité sur les femmes : il reproduit un langage et un comportement courants qui infériorisent – inconsciemment, implicitement souvent – la femme et le féminin. L’homophobie est historiquement récente. Le genre est par définition toujours daté, situé, et non pas essentialisé comme le veut le viril. Certes, la sodomie est sévèrement sanctionnée par l’islam. Mais, autrefois, il n’existait pas de genre psychosocial spécifique à l’amour des garçons. On considérait que le désir de l’homme pour l’éphèbe était normal, voire sophistiqué. En principe, il s’agissait de ne pas passer à l’acte, comme pour la femme. Le changement s’est imposé lors de la construction de la nation moderne fondée sur la famille mononucléaire : exit le « harem », exit le mignon, entre le couple.