Magazine Moyen-Orient

Regard de Hicham Alaoui sur dix ans de « printemps arabes »

Dix ans après le déclenchement des « printemps arabes », quel regard portez-vous sur le Maghreb et le Machrek ?

Hicham Alaoui. Avant les « printemps arabes », de nombreux observateurs considéraient le monde arabe comme étant l’exception autoritaire face aux tendances démocratiques dans le monde. Il s’agissait de proposer de nouveau les anciennes thèses orientalistes qui voyaient les Arabes, et les musulmans plus largement, comme étant culturellement et religieusement incompatibles avec la démocratie. Je n’ai jamais cru que c’était le cas. Les gouvernements autoritaires de la région se sont inscrits dans la durée pour des raisons structurelles. Il faut tenir compte des facteurs historiques, des héritages institutionnels, des stratégies des dirigeants, des manquements des mouvements d’opposition et du rôle de l’Occident dans le soutien aux alliés autocratiques dans la région. Nous pouvons parler de culture et de valeurs politiques, mais il est important de ne pas réifier une essence civilisationnelle, imposée ensuite aux sociétés arabes comme raison putative de leur « retard ».

Les cataclysmes de 2011 ont confirmé ce point de vue. Presque tous les pays de la région ont vécu des formes de protestation démocratique et de mobilisation populaire. De plus, les manifestants ont utilisé des termes que les analystes considéraient avant les faits comme étrangers à leur vocabulaire, tels que « Droits de l’homme », « liberté politique » ou « dignité ». Nous ne devons jamais oublier cette percée historique ni la façon dont les idéaux démocratiques se sont insérés au sein des soulèvements ; c’est la principale leçon à tirer.

Il convient également d’envisager les faiblesses des mouvements et les écueils qui se présentent à eux. Lorsque des transitions politiques ont eu lieu, comme en Tunisie et en Égypte, certains secteurs de l’ancien régime ont trouvé les moyens de se reconstituer pour récupérer les privilèges et les pouvoirs perdus. De plus, les mouvements populaires ont du mal à traduire leurs mobilisations en recommandations politiques organisées. À certains moments, ils se sont avérés peu disposés à sortir de leur rôle d’observateurs pour participer à la politique formelle de gouvernance, ou incapables de le faire. En outre, les acteurs régionaux continueront d’intervenir afin de renverser les avancées démocratiques et de préserver le statu quo autoritaire.

Le Maghreb a une trajectoire particulière. Il a été protégé des influences géopolitiques de la contre-révolution, ainsi que du climat sectaire du conflit entre sunnites et chiites. Ces pays présentent également une société civile plus solide et ont un sens plus fort de la nation. Une animosité historique existe entre le Maroc et l’Algérie, mais ces tensions restent bien gérées, contrairement au Golfe, où les pays apparaissent en constante compétition.

Les deux États évoluent souvent dans la même direction, comme dans le cas de leur volonté commune de cessez-le-feu et de stabilité en Libye. Si la situation reste difficile, ces facteurs sont des avantages pour les progrès politiques futurs. À l’inverse, le Machrek est noyé dans le jeu des compétitions géopolitiques menées par les différents pouvoirs régionaux et les acteurs internationaux. Les conflits sociaux et les institutions faibles sont de règle, et un panorama ethnique moins homogène rend la question de l’identité nationale plus difficile à résoudre.

La chute des régimes dictatoriaux a donné lieu à des situations différentes selon les pays. La Tunisie fait ainsi figure d’exception en empruntant le chemin de la démocratie.

La démocratisation dans de nombreux États arabes nécessite des négociations transactionnelles, c’est-à-dire que la chute de l’autoritarisme entraîne une concurrence intense pour le pouvoir politique. Des éléments de l’ancien régime tenteront de se reconstituer. La ligne de fracture idéologique entre les islamistes et les non-islamistes imprégnera l’arène politique et entraînera de nombreux désaccords. Pour sortir de tels conflits, il faut mettre en place des « pactes » transitionnels. La démocratie nécessite un compromis, et dans toute démocratisation conclue dans le monde arabe, toutes les parties de la constellation politique en lice pour le pouvoir doivent pouvoir abandonner quelque chose pour survivre. Cela vaut même pour les islamistes, qui, dans le cas tunisien, ont appris à assouplir de nombreux idéaux idéologiques et à bâtir des coalitions avec d’autres formations, qui à leur tour ont fait de même. Cette formule a fonctionné en Tunisie en raison de l’engagement de la société civile à maintenir la transition sur les rails, ainsi que de l’absence d’un appareil militaire prétorien. La nation tunisienne a aussi un sens partagé et des symboles communs auxquels tous les acteurs pouvaient s’identifier. Mais le parcours démocratique de la Tunisie est loin d’être terminé ; c’est une démocratie électorale qui doit se consolider. Les tentations populistes sont entrées dans l’arène politique, car le désenchantement populaire face au factionnalisme endémique et à la corruption rend de nombreux électeurs vulnérables aux démagogues. Les protestations se sont également poursuivies, en particulier contre le chômage.

À propos de l'auteur

Hicham Alaoui

Chercheur associé au Weatherhead Center for International Affairs (université de Harvard, États-Unis), diplômé des universités d’Oxford et Stanford, directeur de la Hicham Alaoui Foundation ; auteur de The Political Economy of Education in the Arab World (dir. avec Robert Springborg, Lynne Rienner Publishers, 2021).

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