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La reconversion de Sainte-Sophie en mosquée : la revanche d’Erdogan sur Atatürk

Il y a un an, le 10 juillet 2020, une dépêche de l’agence de presse turque Anadolu annonçait au monde que le plus haut tribunal administratif de Turquie avait ouvert la voie à la transformation de l’ancienne basilique Sainte-Sophie en mosquée. Le Conseil d’État a ainsi accédé à la requête de plusieurs associations en annulant une décision gouvernementale datant de 1934 conférant au site le statut de musée. Œuvre architecturale majeure de l’art byzantin construite au VIe siècle par l’empereur Justinien (527-565), Sainte-Sophie, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, est l’une des principales attractions touristiques d’Istanbul.

Convertie en mosquée après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, elle a été transformée en musée en 1934 par le dirigeant de la jeune République turque, Mustafa Kemal dit Atatürk (1923-1938), soucieux de « l’offrir à l’humanité ». Plusieurs pays, à commencer par la Grèce et la Russie, qui suivent de près le patrimoine byzantin en Turquie, ainsi que les États-Unis et les pays européens, mirent en garde Ankara contre sa transformation en lieu de culte musulman. Mais, malgré la réprobation internationale, l’ex-basilique est redevenue une mosquée. Le vendredi 24 juillet 2020, devant les télévisions du monde entier, les autorités turques y organisèrent la grande prière, exauçant le vœu de milliers d’électeurs islamo-­conservateurs et le rêve personnel de leur leader, Recep Tayyip Erdogan, président depuis 2014. Celui-ci pouvait désormais se prévaloir d’une décision de justice pour accomplir le rêve des islamistes turcs : avoir reconquis, religieusement et politiquement, ce symbole d’Istanbul.

La symbolique religieuse d’un édifice millénaire

C’est en 325 que Constantin Ier (306-337), fondateur du nouvel Empire romain d’Orient et de sa capitale, Constantinople, éleva la première basilique consacrée, non pas à une sainte du nom de Sophie, mais à la « Sagesse Divine » (Hagia Sophia), sur un emplacement autrefois réservé à des temples païens. L’édifice, construit en pierre, avec un toit en bois, fut achevé par son fils et successeur Constance II (337-361) sur un plan plus vaste. En 404, sous l’empereur Flavius Arcadius (395-408), l’église fut ravagée par un incendie à la suite d’une émeute. Rebâtie dix ans plus tard par Théodose II (408-450), elle fut brûlée une seconde fois en 532 pendant la sédition de Nika, épisode tragique qui embrasa la ville de Constantinople pendant six jours et qui faillit entraîner la chute de Justinien. C’est à cet empereur que Constantinople doit l’édifice qui se dresse de nos jours.

Par ses dimensions et sa beauté, la nouvelle Sainte-Sophie voulue par Justinien devait surpasser toutes les autres églises et faire oublier la sédition de Nika. Aussi l’empereur fit-il recueillir dans toutes les provinces de l’Empire byzantin les matériaux les plus précieux, les marbres les plus beaux : colonnes hellénistiques du temple d’Artémis à Éphèse et du temple du Soleil bâti à Baalbek, porphyre d’Égypte, marbre vert de Thessalie, jusqu’à ce marbre noir de Couserans envoyé depuis l’Ariège, en Occitanie, par le roi mérovingien de Paris, Childebert Ier (511-558). Les travaux furent confiés à deux ingénieurs-architectes, Anthémius de Tralles (474-534) et Isidore de Milet (442-537). Mais on prétendait que l’empereur avait reçu d’un ange le plan de l’édifice et l’argent indispensable à sa construction.

Le chantier dura cinq ans, de 532 à 537, nécessitant l’emploi de plus de 10 000 ouvriers conduits par 100 maîtres maçons. Une vaste esplanade, dure comme le fer, servit d’assise à l’édifice. À toute heure, l’empereur Justinien venait surveiller les travaux et récompenser les plus zélés. Pour la construction du dôme, il fit confectionner à Rhodes des briques d’une terre si légère que, selon la légende, douze d’entre elles ne pesaient pas plus que le poids d’une brique ordinaire ; elles portaient l’inscription suivante : « C’est Dieu qui l’a fondé, Dieu lui portera secours. » Les briques de la coupole étaient posées par assises régulières, et de douze en douze assises, on y maçonnait des reliques et les prêtres récitaient des prières. On conçoit quelles sommes énormes dut dépenser l’empereur qui se vit réduit aux expédients les plus coupables pour se procurer de l’argent. Enfin, le monument fut inauguré le 27 décembre 537. Après une marche triomphale sur l’Hippodrome, Justinien se rendit à la basilique et s’écria : « Gloire à Dieu, qui m’a jugé digne d’accomplir cet ouvrage ; je t’ai vaincu, ô Salomon ! ». Les prières, les festins publics et les distributions d’argent durèrent quatorze jours.

Constantinople étant située dans une zone sismique, Sainte-Sophie connut plusieurs séismes destructeurs. Le 7 mai 558, la coupole s’écroula. Isidore le Jeune (actif au VIe siècle), neveu d’Isidore de Milet, qui fut chargé de la reconstruire, diminua son diamètre, élevant la voûte de 6 à 7 mètres pour une meilleure répartition des forces sur les côtés, et renforça les piliers en leur accolant extérieurement de fortes murailles. La coupole que l’on voit aujourd’hui est le résultat de cette intervention. L’église devait subir d’autres séismes en 1231 et 1237. En octobre 1344, un nouveau séisme endommagea la coupole qui dut être à nouveau restaurée. Elle conserve depuis sa taille gigantesque pour l’époque, le plus vaste espace intérieur jamais construit : 31 mètres de diamètre, 55 mètres du sol à la clé. Même si sa surface se trouve dépassée par la basilique Saint-Pierre de Rome et la cathédrale Saint-Paul de Londres, il n’existe nulle part ailleurs ce sentiment d’espace intérieur aussi immense et quasi infini. Il faut imaginer, de surcroît, cet espace non pas dans la pénombre comme il est actuellement, mais éclairé par les fenêtres des murs et du tambour de la coupole, dont la lumière se réfléchissait sur les mosaïques d’or de la coupole, de l’abside et des pendentifs.

On comprend alors pourquoi tout en ce lieu est légende. Celle de l’ange disparu à l’intérieur d’un pilier pour veiller, de là, protecteur éternel, sur le temple de Dieu. Il a fallu couvrir dès le XIIe siècle ce pilier de plaques de cuivre pour le protéger des attouchements des fidèles. Rien n’y fit, le métal céda à son tour et, encore de nos jours, des touristes tâtonnent à la recherche de l’ange invisible.

Une splendeur réappropriée, une bataille identitaire

Malgré les multiples assauts menés par les Perses (626), les Arabes (674-678, 717-718), les Bulgares (813, 913), Constantinople sut résister aux envahisseurs. Toutefois, en 1204, la ville fut mise à sac par les croisés, la population en grande partie massacrée, Sainte-Sophie pillée puis consacrée comme une église catholique jusqu’en 1261. C’était la première conversion. La seconde intervint après la conquête de Constantinople par le sultan Mehmed II (1444-1446 et 1451-1481), le 29 mai 1453.

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