Magazine Moyen-Orient

Regard de Nadia Tazi sur la virilité des hommes musulmans

Cet homme viril veut toujours plus. De quel manque, de quelle angoisse cette inquiétude est-elle le reflet ?

Pour le viril ordinaire, la défaillance publique, quelle qu’elle soit, est humiliation, atteinte mortelle. C’est pour ce genre narcissique la pire des blessures. Et cela vaut pour l’individuel comme pour le collectif. Ce sujet « se voile » en prenant appui sur la séparation entre le domaine public et le domaine privé. Il cachera sa femme au nom de la moralité, présentera un corps contracté, un visage fermé. En revanche, le viril aristocratique tel qu’il existait au début du XXe siècle chez les Pachtounes ou les Rifains par exemple, est idéalement exigeant. Cet homme d’honneur se démarque par sa volonté de puissance, sa poursuite insensée de l’illimité. Il paie de sa personne – et en fait subir le prix aux autres. À sa manière archaïque et insolente, cette virilité-là incarne le refus de la mortalité humaine.

Comment ces hommes se voulant tous des chefs peuvent-ils vivre ensemble sans sombrer dans la fitna, voire la guerre ?

C’est le problème : tout comme les Grecs redoutaient la stasis, la guerre intestine, Ibn Khaldoun (1332-1406) décrit la fitna, ce guerroiement permanent des tribaux qui consume la société bédouine : ils veulent tous commander, aucun ne veut se soumettre. Et il oppose la violence anarchique de la bédouinité à une citadinité consensuelle et apaisée qui représente une masculinité éprise de savoir et de raffinements. Dans l’ensemble, les penseurs arabes ont davantage mis l’accent sur la fitna et la guerre de tous contre tous que sur le problème de la servitude. C’était et cela reste la hantise des politiques dans cette région du monde.

Comment distinguer le masculin, le viril et le machisme ?

Dans la vie courante, il est difficile de distinguer le masculin et le viril : ils s’entremêlent, glissent de l’un à l’autre, se relaient continuellement comme s’il n’y avait qu’une différence de degrés et non de nature entre les deux. De la même manière, le viril peut être à la fois ordinaire ou despotique et se donner des airs aristocratiques. Les discours du dictateur irakien Saddam Hussein (1979-2003) sont truffés de références à l’honneur et à la chevalerie : elles participent de sa rhétorique, de son bric-à-brac mythologique. Le machisme se nourrit d’un imaginaire composite qui traverse les époques et les frontières : c’est le credo le mieux partagé du monde. Dans ma généalogie de la virilité, j’ai plutôt « pensé à l’extrême » de manière à dégager des schèmes épurés, une typologie claire des problèmes politiques : anarchie, despotisme, fascisme avec Saddam Hussein, islam politique avec Rouhollah Khomeiny (1902-1989) en Iran, les Al-Saoud en Arabie saoudite, les talibans afghans…

La virilité est affaire de signes, d’affichages, selon vous. Quelles sont ses manifestations ? La barbe est-elle, par exemple, un signe de cette monstration de virilité chez les islamistes ?

La virilité est d’abord valorisation et jouissance du corps. La pensée classique présente le désir et la colère comme les passions les plus dangereuses : ce sont celles qui nourrissent et exaltent le viril. Celui-ci se traduit par une expressivité corporelle explicite et codée. Traditionnellement, le port de la barbe est ce qui marquait les étapes de la vie : le passage à l’âge adulte, qui implique la séparation d’avec les femmes et l’entrée dans le monde concurrentiel des hommes. Elle désigne la vieillesse aussi : le moment où les forces corporelles déclinant, l’homme se retire des jeux de rivalité et de défi. Elle était alors souvent teinte. Au XVIIe siècle, sous les Ottomans, les héritiers gênants qui étaient emprisonnés devaient s’arracher la barbe et l’envoyer au sultan. Les islamistes privilégient les signes extérieurs de piété à la fois par virilisme et par identitarisme, car, pour eux, ils sont équivalents : les retrouvailles avec une identité originelle, pure, puissante, se fondent sur un regain de virilité. Mais ils ne sont pas les seuls à valoriser la barbe ou la moustache. Le recours aux signes corporels est efficace, mais on est là au degré zéro du politique.

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