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Balkans occidentaux : retour vers le futur ?

Pendant que l’Union européenne se recentre sur ses défis de relance et de cohésion internes, les six derniers États des Balkans occidentaux engagés à des degrés variés sur la voie de l’adhésion actée depuis 2003 à Thessalonique font face à des incertitudes croissantes. Si leurs 18 millions d’habitants restent majoritairement favorables à l’intégration, leur scepticisme croît à mesure que s’éloigne cet horizon. Cela a favorisé au cours de cette décennie l’implication de puissances extérieures, avec la complicité de dirigeants politiques locaux ambivalents sur les exigences de bonne gouvernance et les valeurs européennes. Alors que l’Union européenne a pris conscience de la nature des enjeux géopolitiques qui la lient à la région, les alternatives illibérales promues par des États membres aggravent l’épreuve commune. La précarité des perspectives européennes fait ainsi le jeu des derniers autocrates de la région, lesquels ont bâti leur autorité sur la priorité qu’accordaient les partenaires occidentaux à la stabilité, au détriment des fondements démocratiques et de l’État de droit.

Résurgences de crises

Dans une déclaration conjointe, le haut représentant Josep Borrell et le secrétaire d’État Antony Blinken réaffirmaient le 20 octobre 2021 l’engagement européen et américain à intégrer les Balkans occidentaux dans l’UE. En écho à la Commission européenne qui publiait ses rapports annuels la veille, ils plaidaient pour l’ouverture des négociations d’adhésion couplées avec l’Albanie et la Macédoine du Nord, suspendues désormais aux considérations culturelles que Sofia impose à Skopje. Surtout, cette unité transatlantique prend à témoin la région que Bruxelles et Washington sont similairement inquiets, non seulement de la stagnation du processus d’intégration, mais aussi des trois principales préoccupations qui aujourd’hui entravent cette perspective européenne : les menaces accrues envers l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine, les incidents violents qui bloquent toute avancée substantielle dans le dialogue entre la Serbie et le Kosovo, la polarisation exacerbée au Monténégro.

Au Kosovo, les élections du 14 février ont porté au pouvoir une nouvelle génération, forte d’une majorité parlementaire solide et de principes fermes. Avec la présidente Vjosa Osmani et le Premier ministre Albin Kurti, il n’est plus question d’engager le pays dans des compromis opaques sans consensus national. Le rapport avec la Serbie s’est durci, car Pristina tente d’établir à travers le dialogue arbitré par l’UE un équilibre jusque-là inexistant. Cette requête de réciprocité avec la Serbie explique les incidents de septembre liés à un accord antérieur sur l’usage des plaques d’immatriculation. Le déploiement disproportionné de l’arsenal militaire serbe à la frontière, qui mit en alerte la force de l’OTAN, et la démonstration du niveau faible d’application de la trentaine d’accords techniques conclus en une décennie de dialogue apportaient, vu de Pristina, deux enseignements : Belgrade ne souhaite ni lâcher le contrôle qu’elle exerce sur la majorité serbe vivant dans le Nord du Kosovo, ni respecter ces accords, ce qui signale qu’il est vain de presser Pristina à créer une association des municipalités serbes du Kosovo, prémisse à une nouvelle entité sécessionniste.

Quant à la Bosnie-Herzégovine, où nul ne put jamais atténuer en quinze ans les menaces de scission de la Republika Srpska proférées par son président siégeant à la présidence tripartite bosnienne, Milorad Dodik, celles d’octobre s’inscrivent dans un contexte alarmant. Sitôt passées les commémorations des vingt-cinq ans des accords de Dayton (acte de paix mais source de paralysie institutionnelle), l’année 2021 bruissait en avril de rumeurs sur des « non-papiers » attribués aux dirigeants croates, hongrois ou slovènes prônant des solutions qui achèveraient le dépeçage du pays. La principale paternité d’une « dissolution pacifique » revint au Premier ministre Janez Janša, ce qui à deux mois de la présidence slovène du Conseil européen la discréditait d’emblée. Sa proximité avec Viktor Orbán et leur bonne relation commune avec le maître de Banja Luka ont justifié les soupçons sur une opération appuyée par Belgrade et Moscou. Le nouvel ultimatum de sécession vient défier l’autorité du nouveau haut représentant de Bosnie-Herzégovine, Christian Schmidt, imposé par la chancelière allemande malgré l’opposition de Moscou.

Par ailleurs, ces trois crises sont alimentées par la résurgence du nationalisme et du négationnisme clamés impunément depuis le printemps par le ministre de l’Intérieur Aleksandar Vulin dans ses appels au rassemblement du « monde serbe », déclinaison de ce que fut l’ambition funeste de la « Grande Serbie » de Slobodan Milošević. Alors que le président Aleksandar Vučić ne prend pas ses distances avec les appels de son ministre, et qu’il a lui-même instauré depuis le 15 septembre 2020 la journée annuelle de l’unité nationale et du drapeau, ce réveil nationaliste est désormais la source principale menaçant la stabilité régionale.

Influences des acteurs extérieurs

Si la Serbie concentre les inquiétudes transatlantiques — après des années de désintérêt sur les atteintes aux libertés fondamentales, l’autoritarisme du régime de Vučić et ses collusions avec le crime organisé —, c’est parce que la proximité établie avec la Russie et la Chine dans cette aire contiguë à l’UE et partiellement intégrée à l’OTAN est devenue un fait géopolitique majeur. L’investissement politique de Moscou pour défendre la position de Belgrade contre Pristina a été payé en retour par le renforcement de la coopération militaire bilatérale ou la dépendance serbe et serbo-bosnienne au gaz russe (Turkstream). Cible privilégiée de la Chine dans la région (inclue à l’Initiative 17+1 sauf le Kosovo non reconnu), la Serbie autorise l’implantation de Pékin sur les projets d’infrastructures autoroutières et ferroviaires (prolongement des nouvelles routes de la soie) et les acquisitions stratégiques (minières, télécommunications, sécurité).

Outre la menace aux intérêts stratégiques de l’OTAN, aux valeurs et pratiques de bonne gouvernance de l’UE qu’engendrent ces puissances extérieures, celles-ci font notamment de la Serbie le principal vecteur régional de la guerre informationnelle livrée contre le monde occidental. La Russie et la Chine trouvent un intérêt commun au développement et à l’amplification des thèses illibérales émises depuis la Hongrie — dont la « relation spéciale » avec la Serbie a été scellée le 8 septembre par un partenariat stratégique —, car provenant du sein même de l’UE, elles divisent et promeuvent un autre modèle européen. Comme en témoignait le sommet démographique et nataliste du 23 septembre à Budapest, c’est en s’appuyant sur les mouvances d’extrême droite européennes et de l’alt-right étatsunienne que la Hongrie défend sa vision de l’avenir de l’UE.

Les révélations faites à la veille du sommet UE-Balkans en Slovénie le 6 octobre montrent d’ailleurs que le commissaire européen à l’Élargissement, le Hongrois Olivér Várhelyi, minimise les critiques sur la Serbie pour accélérer son adhésion. Ce soutien des gouvernements illibéraux à l’adhésion de leurs pairs est le pire service rendu à l’ensemble de la région.

2022 : l’UE à la hauteur ?

Au bout de près de deux décennies, l’« investissement géostratégique » qualifiant les Balkans est devenu une évidence, tout comme le constat d’un processus d’élargissement en panne. Malgré les irritations contre la France, initiatrice en 2019 du blocage de l’ouverture des négociations avec Tirana et Skopje, la nouvelle méthodologie relative au processus d’intégration poussée par Paris, adoptée en mars 2020, est exigeante pour l’UE, les États membres et les États candidats. Mais elle demande encore à faire ses preuves pour sortir de l’inertie une dynamique qui a perdu sa vigueur initiale de transformation.

Cependant, la centralité donnée aux acquis communautaires de l’État de droit et de la démocratie associe les Balkans occidentaux à un combat essentiel commun, celui du sauvetage des fondements de l’UE. En ce sens, le traitement de la fronde polonaise par Bruxelles aura un impact dans les Balkans, selon qu’il redonnera du crédit à l’UE ou qu’il creusera le scepticisme envers ses valeurs et les perspectives d’intégration.

D’autre part, les élections générales d’avril 2022 en Hongrie et Serbie n’apaiseront pas les rhétoriques nationalistes, même si l’opposition unie à Budapest suscite plus d’espoir que celle divisée à Belgrade. Il en va de même en Bosnie-Herzégovine, où les partis ethno-nationalistes des trois peuples constitutifs mis en difficulté lors des élections municipales de 2020 comptent reprendre la main au scrutin présidentiel et législatif d’octobre pour maintenir le statu quo.

Alors que les trois situations brièvement décrites défient la capacité de l’UE à résoudre les problèmes dans son voisinage immédiat, la présidence française du Conseil européen offre à Paris l’occasion de rassurer les pays candidats, qui aujourd’hui ont besoin d’actes. Dans l’immédiat, l’ouverture des négociations avec la Macédoine du Nord et l’Albanie et la libéralisation du régime des visas avec le Kosovo seraient des preuves concrètes d’ancrage à l’UE, conformes aux recommandations de Bruxelles. Sur le moyen terme, la créativité s’impose pour à la fois rendre tangibles le Plan économique et d’investissement et la relance de constitution d’un marché régional commun, mais aussi pour soutenir les forces réformatrices, et imaginer des accessions partielles et par paliers pour que le mouvement se substitue à l’immobilisme mortifère.

<strong>Intégration et alliances dans les Balkans</strong>
<strong>La mosaïque ethnique des Balkans</strong>
<strong>Repères</strong>
Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°65, « L’état des conflits dans le monde », Décembre 2021 – Janvier 2022.
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