Le 24 février 2022 marque un changement d’époque stratégique. Certes, l’on peut se dire que l’annexion de la Crimée avait déjà fait sortir l’Europe d’une vision commune où les conflits interétatiques se réglaient par la discussion – ou au moins des tentatives – et où le droit international était prégnant. Mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie surpasse largement, en amplitude, en destructions et en volumes de forces engagées tout ce que l’on avait pu voir en Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Elle montre que les hypothèses liées à la haute intensité étaient non seulement pertinentes, mais sans doute aussi sous-évaluées. Les différentes dimensions de cette guerre seront certainement étudiées durant des années dans les écoles de guerre, qu’il s’agisse des incroyables erreurs russes comme de la minutieuse – et particulièrement discrète – planification ukrainienne. Au-delà de la maîtrise des fondamentaux opératifs, le nombre de leçons qui peut en être excipé est phénoménal, mais trois peuvent d’emblée prêter à réflexion.
D’abord, que la limite entre le rationnel et l’irrationnel dans le comportement stratégique d’un acteur, la Russie en l’occurrence, peut être ténue et que l’analyste ne peut pas se permettre de négliger cette dualité.
Ensuite que, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre dans le landernau stratégique, la technique importe. Des problèmes de stratégie organique, de transmissions ou encore d’entretien des véhicules peuvent avoir des conséquences opératives, et donc stratégiques et politiques.
Enfin, que « gagner la guerre avant la guerre » n’est pas suffisant en soi. En 2014, la Russie avait fait des opérations sous le seuil de violence un levier d’action. En 2022, elle a usé de la force brute, se contentant à peine de mentir sur la finalité de sa montée en puissance autour de l’Ukraine. En d’autres termes, si la manœuvre stratégique improprement qualifiée de « guerre hybride » importe, elle ne doit pas faire oublier que les opérations cinétiques y sont intimement liées : se ménager une liberté de manœuvre n’a d’utilité que si on l’exploite. Un chantier stratégique gigantesque s’ouvre donc.
Défense & Sécurité Internationale n°159 (mai-juin 2022) est actuellement en kiosque.