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Quelle puissance navale pour la Turquie ?

En moins d’une décennie, la Turquie s’est imposée comme un acteur géopolitique de premier plan dans le bassin méditerranéen. En plus d’une défense active des territoires maritimes qu’elles revendique — au risque de tensions avec les États voisins —, elle a renforcé sa présence au sein de plusieurs zones de conflit : Libye, Syrie ou bien encore Chypre. Mais cette politique d’offensive tous azimuts ne peut porter ses fruits qu’avec le soutien d’un outil militaire efficace. Conscients de cet impératif, les stratèges turcs ont entrepris de moderniser la flotte, en suivant deux axes parallèles : une augmentation de ses capacités globales afin de la rendre multitâches ; et une nationalisation de la production en vue de réduire la dépendance vis-à-vis des partenaires étrangers.

En mars 2022 ont eu lieu les premiers tests en mer du porte-aéronefs TCG Anadolu, destiné à devenir le navire amiral de la marine turque (1). Élaboré sur le modèle du bâtiment espagnol Juan Carlos I, ce navire d’assaut amphibie, dont la mise en service est prévue fin 2022, témoigne des hautes ambitions que caresse Ankara en termes de stratégie maritime. Certes, il ne s’agit pas d’un porte-avion à proprement parler, mais avec le développement rapide de vaisseaux de guerre de cet acabit, la Turquie est en passe de devenir une puissance navale de rang intermédiaire. Une évolution qui peut surprendre au regard de l’histoire longue du pays, bien davantage centré sur des stratégies terrestres.

<strong>État des forces de la marine turque</strong>

La marine, fer de lance d’un activisme renouvelé

Les ambitions navales de la Turquie sont en effet relativement récentes. Au terme d’un lent désintérêt des Ottomans pour l’outil maritime, la république fondée par Mustafa Kemal en 1923 s’était clairement repliée sur le bloc anatolien (2). L’armée turque était alors une force de défense terrestre, dont les opérations extérieures se limitaient à des théâtres voisins, en particulier dans les zones frontalières du Sud-Est kurde. C’est avec les premières tensions liées à Chypre, dans les années 1960, qu’Ankara a pris conscience de la nécessité de pouvoir projeter ses forces au-delà des mers ; une première modernisation de sa marine a permis le succès de son intervention à Chypre en 1974. Toutefois, comme la plupart des pays riverains, la Turquie avait alors tendance à se désintéresser du bassin méditerranéen, dont les riches ressources étaient encore ignorées (3).

C’est au milieu des années 2000 que des amiraux comme Cem Gürdeniz ou Cihat Yaycı ont commencé à mettre en avant, dans leur écrits, la nécessité de contrôler un espace maritime significatif. Leurs idées, synthétisées par le concept de Mavi Vatan (« Patrie Bleue »), ont gagné en popularité au cours des années 2010, pour deux raisons essentielles : d’une part, la découverte d’hydrocarbures en Méditerranée conduisait les pays riverains à y maximiser leurs revendications territoriales ; d’autre part, la stratégie d’influence turque au Moyen-Orient connaissait ses premiers revers, conduisant Ankara à recherche de nouveaux terrains d’action. C’est ainsi que progressivement, l’activisme turc s’est focalisé sur la Méditerranée orientale, prenant la forme d’une confrontation avec la Grèce et Chypre, sur fond de revendications territoriales concurrentes.

Dans ce contexte, la Turquie a intensifié sa présence sur le pourtour méditerranéen : ayant déjà des troupes en Syrie et dans la partie nord de Chypre, elle a envoyé en 2019 des conseillers militaires soutenir le Gouvernement d’Union Nationale libyen de Fayez al-Sarraj (2016-2021) face aux forces du maréchal rebelle Haftar, lui permettant de repousser l’offensive de ce dernier. Dans le même temps, Ankara renforçait ses liens diplomatiques avec la Tunisie ou l’Algérie, tout en entamant une spectaculaire réconciliation avec l’Égypte puis Israël. L’ensemble de ces manœuvres a notamment pour objectif d’isoler la Grèce afin de négocier en position de force. Début 2022, la fin du soutien américain au projet de gazoduc EastMed (supposé acheminer le gaz israélien vers Chypre et la Grèce) a été perçu à Ankara comme un signe que cette stratégie était payante (4).

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