À l’heure de l’hyperstratégie, à savoir l’usage du vocabulaire stratégique pour toutes les activités humaines (stratégie d’entreprise, tactique sportive…) et le traitement des conflits comme un tout méthodologique (géopolitique, relations internationales, opérations militaires, etc.), une confusion émerge dans les retours d’expérience de la guerre en Ukraine. Aussi, il apparaît essentiel de revenir à des études spécifiques aux questions opérationnelles, pour en comprendre les origines et les dynamiques de mise en œuvre. Ce décryptage de la stratégie militaire permet, par une lecture approfondie, de constater que de nombreuses « surprises » du conflit n’ont pas lieu d’être.
Stratégie militaire et doctrine
La guerre est le fruit de multiples variables, une conjonction de facteurs et de domaines qui déterminent sa conduite, son évolution et sa conclusion. Dans la conduite d’un conflit, l’État doit donc pouvoir organiser l’ensemble de ses moyens pour atteindre ses objectifs, c’est-à‑dire mettre en œuvre une stratégie. Toutefois, puisque de nombreux domaines sont mis en œuvre (diplomatie, économie, militaire…) à divers niveaux, depuis les combats jusqu’aux questions politiques, une rationalisation est nécessaire pour définir les missions et les ressources des divers acteurs. Une approche intéressante est alors celle de la constitution de la pyramide stratégique (2) partant des décisions générales de niveau politique (la grande stratégie ou stratégie totale) définissant les objectifs de la guerre et les domaines mobilisés (militaire, économie, droit international, etc.) pour aboutir aux opérations concrètes mises en œuvre dans chaque domaine (forum de négociation au niveau diplomatique, embargo et sanctions économiques…).
Le schéma a été conçu par l’auteur, mais est fondé sur la synthèse des écrits du général Beaufre : André Beaufre, Introduction à la stratégie, Pluriel, Paris, 2012 (1963), p. 24-30.
Le général Beaufre, fin analyste de la pyramide stratégique, définit ainsi quatre niveaux (voir schéma ci-dessus). La stratégie militaire, à savoir l’ensemble des opérations militaires dans leur préparation, organisation et conduite n’est ainsi que l’un des moyens de l’État dans le cadre d’un conflit (3). Aussi, une lecture globale de la guerre, fondée sur l’ensemble des domaines – telle qu’elle est souvent réalisée à propos du conflit en Ukraine –, entraîne un brouillage des données et la réduction du volet militaire à un rapport de force brut quantitatif conduisant à deux biais préjudiciables pour l’analyse :
• l’impossibilité pour l’acteur jugé le plus faible d’être efficace militairement et donc d’avoir une chance de vaincre ;
• le déni de la pensée stratégique des acteurs (doctrine, vision de la guerre, organisation des forces) alors que la dynamique générale des opérations et les choix tactiques et stratégiques en sont issus (4).
Par conséquent, afin de conduire une étude pertinente des opérations, la stratégie militaire ne doit pas être confondue avec la posture sécuritaire d’un État dans les relations internationales ni avec ses ambitions géopolitiques, qui sont de l’ordre de la stratégie totale. Bien que ces variables interagissent, la stratégie militaire est régie par ses caractéristiques propres que sont la mobilisation des forces armées et leur emploi dans les actions de combat. Ces dispositions sont alors formalisées dans la doctrine militaire, qui transcrit la pensée militaire d’un État et la traduit en prescriptions concrètes pour les armées afin de conduire des opérations à tous les niveaux (stratégique, opératique, tactique) (5). L’analyse de la doctrine militaire d’un État livre ainsi l’organisation, les objectifs des forces, les capacités actuelles et en développement, le modèle d’opérations, la voie privilégiée des actions offensives et défensives… Sans être un outil prophétique, la doctrine permet donc de mieux entendre l’action militaire d’un belligérant.
Pour comprendre le volet militaire de la guerre en Ukraine, il apparaît ainsi indispensable d’en étudier la stratégie militaire et, pour ce faire, de caractériser les doctrines à l’œuvre et leurs applications opérationnelles stratégiques, opératiques et tactiques.