Votre ouvrage est très intéressant à bien égards, y compris d’ailleurs d’un point de vue méthodologique, notamment en choisissant une période où l’Espagne est dans une position quasi hégémonique. Une situation qui, d’un point de vue naval, n’est pas sans rappeler celle des États-Unis ces vingt dernières années… Est-ce un choix délibéré ?
Alexandre Jubelin : La réponse simple est non, ce livre étant issu d’une thèse entamée il y a près de dix ans, à une époque où je n’avais certainement pas une hauteur de vue suffisante pour un parallèle aussi ambitieux, et où j’étais plus intéressé par le cœur du combat que par la grande géopolitique. Cela étant, la comparaison avec les États-Unis du début du XXIe siècle peut effectivement être fructueuse, si l’on commence à en poser les limites évidentes que sont des échelles de puissance maritime très différentes, et une ambition d’empire universel qui est propre à l’Espagne de l’époque. Mais en se prêtant au jeu, le point le plus intéressant est peut-être de se rappeler par là les limites de toute maîtrise des mers : même à l’apogée des possessions territoriales des Habsbourg, qui s’étendent au début du XVIIe siècle sur tous les continents, l’océan reste infiniment vaste et laisse la place à l’émergence de toutes sortes d’acteurs, nationaux comme privés, qui viennent mordre les talons du géant ibérique – depuis l’Angleterre, les Provinces-Unies naissantes, et la France notamment. Cela rappelle que derrière les fantasmes juridiques et politiques de toute-puissance, il est difficile – pour ne pas dire impossible – de maintenir des capacités d’intervention vers des espaces si étendus sur le long terme, car même les meilleures machines militaires finissent par s’effondrer sous leur propre poids. C’est exactement ce qui se passe pour l’empire espagnol, miné par la corruption et l’inefficacité, et incapable de se réformer pour maintenir sa position dominante… et je laisse chacun faire les parallèles qu’il désire avec la situation contemporaine.
Un autre aspect très intéressant apparaît dès le premier chapitre, qui montre bien l’interaction entre une combinaison d’innovations dans les choix d’architecture nautique et le combat en tant que tel, avec à la clé une opposition entre le lourd/fort et le léger/agile… qui reste très actuelle. Que favorisent finalement les combats de l’époque ?
En fin de compte, l’innovation. On a en effet du mal à identifier un mouvement clair sur l’évolution des navires de l’époque : les techniques s’améliorent de manière évidente, et les navires deviennent de plus en plus performants, mais au-delà de ce constat, les tendances sont contradictoires et s’orientent en fonction des acteurs et des époques tantôt vers des bâtiments petits et agiles, capables de harceler l’ennemi à distance, tantôt au contraire vers une massification pour augmenter la puissance de feu. Ces deux tendances alternent jusqu’à la fin de la période et au-delà, et on pourrait à vrai dire les retrouver dans les débats de la « Jeune École » à la fin du XIXe siècle et même jusqu’à aujourd’hui. Dès lors, c’est moins une philosophie générale que la capacité à innover en mettant en action des navires originaux – soit en construisant des mastodontes pour l’emporter en puissance brute, soit en lançant au contraire des navires rapides et agiles pour exploiter les faiblesses de ces bâtiments – qui l’emporte : c’est ce qui donnera naissance dans la première moitié du XVIIe siècle à ce que l’on nommera la frégate, spécialité hollandaise puis anglaise. Mais les navires ne sont que l’un des termes de l’équation tactique, et c’est en fin de compte dans la capacité à adapter ses modes d’action aux matériels disponibles que la bataille se joue : l’abordage en tant que tel est par exemple un mode d’action qui favorise plutôt les navires imposants et hauts sur l’eau, construits un peu comme des châteaux forts et capables de repousser les assauts de navires de taille inférieure. Mais ce n’est pas non plus le modèle unique du combat, et il existe un réel éventail de rapports de force et de situations en fonction des navires qui s’opposent, ce qui fait qu’il n’y a pas de recette ou de panacée généralisable pour les capitaines ou amiraux du temps, mais des équations tactiques infiniment variées au début de chaque combat.