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Combattre dans l’Atlantique au XVIe siècle

Par le fer et par le feu est aussi l’analyse d’une transition dans les modes de combat – là aussi très actuelle – qui s’inscrit dans la très historique dialectique entre armes de choc et armes de jet. Le jet – l’artillerie et ses progrès, que vous décrivez – était-il condamné à l’emporter ?

Sans doute : c’est une technologie évidemment très supérieure et infiniment plus destructrice que les combats à l’arme blanche qui la précèdent – même si on aurait tort de sous-­estimer l’inventivité des combattants en termes d’armes incendiaires à base d’huile ou de poix – et les acteurs de l’époque s’en aperçoivent d’ailleurs tout de suite. Mais le plus intéressant et l’objet de ce livre est précisément cette période de transition, et le paradoxe de son extraordinaire lenteur : les premières armes à feu apparaissent à bord des navires dès le XIVe siècle et pourtant on trouve encore bien tard dans le XVIIe siècle des combats de plusieurs heures que les adversaires sont incapables de conclure à coups d’artillerie, malgré plusieurs milliers de coups de canon. Plus généralement, ce n’est que vers la décennie 1650 que l’on commence à voir apparaître un modèle de la guerre sur mer qui se centre sur l’artillerie au lieu de se contenter de l’incorporer à des modes de combat préexistants. C’est donc que cette nouvelle technologie, pour révolutionnaire qu’elle soit, ne provoque pas une révolution – ou en provoque une de très long terme, qui s’étend sur plusieurs siècles, plus proche de la révolution néolithique que de la Révolution française. Pour l’expliquer, il faut donc se pencher sur les caractéristiques précises du système d’armes – et constater la liste interminable des faiblesses des canons de l’époque, en tout cas pour réussir à produire un tir efficace de loin : défauts des pièces, manque de standardisation, difficultés de rechargement, instabilité de la plate-­forme de tir, etc. Mais si l’on confronte ces insuffisances aux possibilités que les canons ouvrent, à savoir la capacité de terminer un combat d’un coup ou presque, et avant d’en arriver au contact et à des formes d’affrontement très meurtrières de part et d’autre, cela redevient nettement plus intéressant. On aboutit donc à une période ambiguë et de transition, où l’on tente de se servir de l’artillerie pour combattre à distance et abréger le combat, mais où il n’est pas raisonnable de tout miser dessus et où, en fin de compte, on se retrouve bien souvent à revenir aux méthodes éprouvées que sont l’abordage et le combat rapproché. Dès lors, c’est à l’intersection des techniques et des pratiques qu’il faut se placer pour comprendre l’évolution du paradigme de la guerre sur mer, en se détachant de l’idée qu’une technologie supérieure l’emporte évidemment, pour se concentrer sur les logiques d’appropriation de tels outils, qui sont bien plus complexes qu’on ne le pense souvent.

Sans surprise, le facteur humain est essentiel pour le combat à l’époque, tant pour naviguer que pour combattre. Les Espagnols rencontraient-ils également des difficultés de recrutement ? D’ailleurs, comment recrutaient-ils ?

Il y a bien sûr des difficultés de recrutement, même si certaines parties du royaume d’Espagne sont des viviers sûrs, largement tournés vers la mer : par exemple les Basques ou les Galiciens, qui composent de longue date l’essentiel des équipages espagnols. Cela étant, le casse-­tête reste permanent, lié tant à l’immensité des besoins humains pour établir les liaisons et essayer de contrôler un empire à l’échelle mondiale qu’à la condition à bord des navires. Les principaux problèmes sont bien connus, et communs à beaucoup des royautés européennes sous l’Ancien Régime : irrégularité des soldes, forte mortalité, insalubrité générale de la condition de soldat, etc. Les navires espagnols ont toutefois une originalité qui complique encore le recrutement et qui tient à la composition des équipages : leur caractère composite, alliant des marins de métier au service de l’armateur du navire (le roi d’Espagne ne possède en propre que peu de navires, et il réquisitionne ce qu’il lui faut à un moment donné), et des soldats au service du roi. Il s’agit d’une organisation relativement logique, qui peut rappeler celle que l’on retrouvera plus tard dans l’institution des troupes de marine, à savoir allier des soldats chargés des combats aux marins chargés de la navigation – même si elle n’est pas généralisée, et les Anglais maximisent au contraire le nombre de marins capables de se battre. Et de fait, cette cohabitation sur les navires espagnols pose de gros problèmes, car les soldats de l’époque, qui ont un prestige symbolique nettement supérieur à celui des marins, refusent souvent d’exécuter les ordres du capitaine du navire, n’obéissant qu’à leur hiérarchie propre, et tendent à « tyranniser » les pauvres marins au quotidien. Cela ne suscite bien évidemment pas les vocations, même si des filières de recrutement bien établies (notamment par des armateurs privés) permettent de pourvoir à l’essentiel des besoins.

Au bilan, les combats de l’époque ont-ils quelque chose à nous enseigner et peuvent-ils nous éclairer sur les engagements navals contemporains ? Ou faut-il considérer qu’il ne s’agit « que » d’histoire ?

Il me semble que c’est un problème assez commun en histoire militaire que de réussir à lire des combats passés pour ce qu’ils sont, et non pas comme des enseignements qui auraient une portée directe pour les armées contemporaines – et c’est peut-être plus difficile encore pour des périodes récentes, où rôde la tentation de tirer des leçons simples des erreurs passées, au risque de se préparer à des guerres d’un autre temps. Sur le fond, je pense que c’est une démarche propre à la sensibilité de chaque lecteur que de faire le tri entre ce qui lui inspire des parallèles et des similarités avec aujourd’hui et ce qui lui paraît au contraire parfaitement propre à une autre époque. Cela étant dit, le livre vise à se rapprocher au plus près des hommes pris dans la tourmente de la bataille, et je crois assez à de grandes constantes anthropologiques dans l’expérience du combat : aussi, il me semble que l’intérieur de l’abordage par exemple peut assez facilement résonner avec l’expérience militaire contemporaine – et j’ai retrouvé par exemple dans la lecture de certains ouvrages de Michel Goya de grands échos avec ce que les sources du XVIe siècle décrivent, par exemple sur l’environnement sensoriel du combattant.

Je vais tout de même insister sur un point, que j’ai voulu placer au centre du livre et qui mériterait peut-être plus d’attention dans la plupart des analyses du fait naval : l’importance des éléments, de la mer et du vent en somme, qui fournissent le cadre premier de tout affrontement. C’est bien sûr incontournable quand on étudie des voiliers qui sont directement dépendants de ces contraintes météorologiques pour se déplacer, avant même de songer à combattre, et il est évident que les navires contemporains peuvent s’affranchir nettement plus facilement de ces aléas. Cela dit, il me semble assez problématique de constater que l’histoire maritime est très souvent écrite depuis la terre, et que l’on se penche assez peu sur les conditions matérielles de navigation, comme s’il était toujours facile de se déplacer d’un point A à un point B en mer. Il suffit d’avoir mis le pied sur un navire pour se rendre compte que c’est faux, et d’expérimenter une navigation mouvementée pour voir qu’il est autrement plus compliqué d’opérer efficacement quand une partie de l’équipage a le mal de mer. Bref, peut-être le détour par le XVIe siècle pourra-t-il aider à se rappeler qu’en ce qui concerne la vie et la mort en mer, c’est toujours l’océan qui l’emporte, en fin de compte.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 5 septembre 2022.

Légende de la photo en première page : Réplique de l’Andalucia, galion espagnol du XVIe siècle. (© VDV/Shutterstock) 

Article paru dans la revue DSI hors-série n°86, « Ukraine : les leçons de la guerre sur mer », Octobre-Novembre 2022.

À propos de l'auteur

Alexandre Jubelin

Docteur en histoire, animateur du podcast Le Collimateur, auteur de Par le fer et par le feu. Combattre dans l’Atlantique, XVIe-XVIIe siècle (Passés Composés, Paris, 2022).
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