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« Il y a clairement un enjeu à épaissir »

Le tournant doctrinal vers la « haute intensité » est à présent généralisé dans les armées. Vous vous êtes déjà exprimé à plusieurs reprises à ce sujet. Comment ce tournant se concrétise-t-il pour la Marine en termes de capacité et d’activité ?

Pierre Vandier : Le constat de la multiplication des crises est partagé par tous. Le président de la République a parlé de « tendances très profondes et de long terme ». En mer, nos bâtiments le constatent chaque jour. L’indicateur le plus frappant est probablement le vaste mouvement de réarmement naval que l’on observe depuis plus de 15 ans. Ce réarmement est aussi bien quantitatif que qualitatif, avec une augmentation significative du nombre de plates – formes. L’accélération des cycles d’innovation a un effet nivelant. Cela profite de façon disproportionnée aux puissances régionales, qui disposent désormais de capacités jusque-là réservées aux marines les plus puissantes.

En mer, passer de la basse intensité à la haute intensité, de la patrouille au combat, n’est qu’une affaire d’ordres. Nos bâtiments sont déployés avec leurs munitions en soute et les marins à bord sont qualifiés pour toutes les missions que permet leur bâtiment. Un bâtiment de guerre déployé hors du port base est en mesure d’engager le combat à tout instant, si la situation l’exige. C’est cette exigence qui sous – tend la préparation à la « haute intensité » dans la Marine.

L’augmentation des menaces et l’affirmation de la volonté de nos compétiteurs imposent par conséquent de durcir notre entraînement. Depuis des décennies, nous nous entraînons essentiellement par segment, par « instrument ». Chacun répète ses gammes avant de rejoindre l’orchestre en opérations pour y jouer une partition commune. Dans le monde qui vient, nous avons la certitude que la musique qui devra être jouée a peu de chances d’être celle qui a été répétée. Plus que jamais, l’art de la guerre redevient celui de la « contingence » (2). La bascule du monde impose de se préparer à l’imprévu, aux chocs, aux ruptures, à tout ce qui aujourd’hui est jugé improbable. Il nous faut donc dépasser les gammes et nous entraîner à nous adapter, à revoir les plans en boucle très courte, à trouver les solutions pour le combat de demain avec les outils que nous avons dans les mains. En somme, il s’agit de savoir passer de la grande musique symphonique au « jazz band » capable de faire des improvisations…

Cette contingence est par ailleurs intrinsèquement liée au fait d’évoluer en mer. Sur une carte, la mer est toujours plate et calme. Les marins qui nous lisent savent qu’en réalité, elle se charge parfois de fournir le premier ennemi. Par forte mer, poser la dizaine de tonnes d’un NH90 sur le pont mouvant d’une frégate, effectuer un transfert de vivres et de munitions ou encore reprendre la vue pour un sous – marin sont en soi déjà des actes de « haute intensité », tant l’environnement peut être hostile et imprévisible.

Je demande aux équipages de maîtriser à fond leurs systèmes. De les connaître parfaitement, des modes les plus automatiques aux modes dégradés, pour gagner en performance en allant chercher les « coins du domaine », ce qui permettra de prendre l’ascendant, mais également d’améliorer notre résilience en étant capables de faire face aux pannes, aux avaries de combat ou aux pertes.

Plus que de simples actions d’entraînement, il s’agit d’imprimer un état d’esprit qui vise à développer chez nos marins le génie de l’exécution, c’est-à‑dire savoir saisir les opportunités, maîtriser son « art », avoir de la chance. Comme le dit Buffon, « le génie n’est qu’une longue patience ». C’est en forgeant dès aujourd’hui la maîtrise des fondamentaux, l’ouverture d’esprit et la pugnacité de nos marins que l’on saura le jour voulu transformer notre préparation opérationnelle en génie au combat.

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