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Armes et avortement : l’Amérique conservatrice

Instance la plus haute du pouvoir judiciaire aux États-Unis, la Cour suprême a adopté, les 23 et 24 juin 2022, deux décisions ultraconservatrices – et non contestables – impactant la sécurité de la population et le droit des femmes. Les juges ont considéré que toute personne était libre de porter une arme hors de chez soi dans l’État de New York et ont mis un terme à la protection fédérale de l’avortement, ouvrant la voie à son interdiction.

a Constitution américaine confère à la Cour suprême le devoir d’assurer la préservation des valeurs fondatrices du pays. Cela lui permet de contrôler les actions du Congrès et du président, mais aussi d’invalider des lois et des décrets pris aux niveaux étatique et fédéral. Cette institution se compose de neuf juges nommés à vie par le chef de l’État. Lorsque ce dernier choisit un nouveau membre, il est censé opter pour une personnalité avec qui il partage des affinités politiques et idéologiques, mais néanmoins modérée, afin d’assurer un juste équilibre des pouvoirs. Durant son mandat (2017-2021), le républicain Donald Trump a désigné trois des neuf juges qui siègent actuellement à la Cour suprême, devenant ainsi le président le plus influent sur cette instance depuis quarante ans. Au 30 juin 2022, date de prise de fonction de Ketanji Brown Jackson pour remplacer Stephen Breyer (démissionnaire), elle est dominée par les conservateurs, avec six représentants, contre trois progressistes.

Retour en arrière

Le 24 juin 2022, l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization a renversé la jurisprudence Roe v. Wade de 1973, qui régissait jusqu’alors les lois fédérales sur l’accès à l’avortement. À la suite de cette décision de la Cour, le droit de légiférer sur cette question est confié aux États fédérés américains ; plusieurs en ont profité pour non seulement interdire l’interruption volontaire de grossesse (IVG), mais aussi la criminaliser. Ainsi, en Oklahoma, toute personne ayant pratiqué ou tenté de pratiquer un avortement – mis à part en cas de danger vital pour la mère, de viol ou d’inceste – s’expose maintenant à une peine pouvant s’élever à dix ans d’emprisonnement et 100 000 dollars d’amende. Dans le Dakota du Sud, l’avortement est totalement banni. Une majorité d’Américaines en âge de procréer seraient dès lors contraintes de sortir de leur État pour mettre un terme à leur grossesse ; ce que ne pourront pas se permettre les personnes les plus vulnérables sur les plans économique et social.

Cette décision a aussi des conséquences sur les structures procédant à des avortements au sein d’États hostiles. À l’instar de l’établissement Jackson Women’s Health Organization – dernier lieu pratiquant l’IVG au Mississippi et étant à l’origine du procès ayant amené à l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade­ –, certaines cliniques sont contraintes de fermer leurs portes et de licencier leur personnel. La décision de la Cour suprême est irrévocable, alors qu’une majorité d’Américains (61 %) se disent pour l’avortement (1).

Durant ce même mois de juin 2022, en invalidant une loi de l’État de New York destinée à restreindre le port d’arme de poing dans l’espace public, les six juges conservateurs de la Cour suprême ont également consacré le principe de la possibilité de détenir une arme, y compris dans des lieux « sensibles », tels que les bars et les écoles. Leur décision pourrait conduire à l’assouplissement de lois similaires au sein d’autres États américains.

Cette situation apparaît paradoxale après les deux tueries perpétrées en mai dans un supermarché de Buffalo (État de New York) et une école à Uvalde (Texas), faisant respectivement 10 et 21 victimes, dont 19 enfants. Ces événements s’inscrivent dans une tendance globale d’augmentation des violences par balle aux États-Unis. En 2014, on recensait 34 352 morts par arme à feu (dont 22 000 suicides), contre 45 222 (dont 24 292) en 2021. Environ 400 millions d’armes seraient en circulation dans le pays, soit plus de 120 pour 100 habitants ; un record mondial.

Des États résistants, protégeant les libertés

Face à ces mesures, la mobilisation se met en place. Après des manifestations organisées dans différentes villes du pays, le président Joe Biden (depuis 2021) s’est engagé à protéger les informations de santé susceptibles d’être utilisées à l’encontre de femmes ayant eu recours à l’IVG. Il a également annoncé que son gouvernement veillerait à défendre les cliniques mobiles réalisant des avortements dans les États voisins de ceux ayant interdit cette pratique, tout en œuvrant à la constitution d’un réseau d’avocats destiné à apporter un soutien juridique aux femmes qui en auront besoin.

La résistance s’organise aussi au niveau des États, en particulier en Californie, « sanctuaire » autoproclamé du droit à l’avortement. Le gouverneur démocrate Gavin Newsom (depuis 2019) a promulgué une loi protégeant les femmes ayant avorté dans cet État de poursuites intentées par leur État de résidence. Il entend également créer un fonds de solidarité destiné à financer le droit à l’IVG de l’ensemble des Américaines. D’autre part, il s’est engagé à durcir la législation relative au port d’arme. L’État d’Oregon se présente aussi comme l’un des plus protecteurs du droit à l’avortement, tandis que celui de New York renforce les mesures pour l’achat d’une arme.

L’actualité aux États-Unis rappelle à quel point le fossé idéologique qui divise la société américaine ne cesse de se creuser, opposant libéraux d’un côté et conservateurs de l’autre, fossé qu’incarne une Cour suprême officiellement indépendante mais politisée. 

Note

(1) Hannah Harting, « About six-in-ten Americans say abortion should be legal in all or most cases », Pew Research Center, 13 juin 2022.

<strong>Accès à l’avortement et aux armes aux États-Unis</strong>
Article paru dans la revue Carto n°73, « L’Amérique latine  », Septembre-Octobre 2022.

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

À propos de l'auteur

David Lagarde

Docteur en géographie, postdoctorant au CNRS (UMR LISST — université de Toulouse Jean-Jaurès), spécialisé dans l’étude des mobilités humaines (migrations internationales et tourisme).

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