Dans les années 1960, General Electric et McKinsey développent le concept de « segmentation stratégique ». Il s’agit de fractionner une entreprise en « Domaines d’activité stratégique » (DAS) et d’identifier la meilleure stratégie spécifique possible pour chacun de ces « domaines » (1). Le concept complémentaire de « Facteurs clés de succès » (FCS) justifie ensuite le type de segmentation d’une entreprise en liant son environnement (E), sa stratégie (S) et son organisation (O). Une problématique qui n’est pas totalement éloignée de celle qui concerne, dans l’ordre militaire, les liens entre stratégie générale ou intégrale, et stratégies de milieu.
Par transposition, on pourrait considérer que E représente l’évolution des relations de puissance et des menaces dans la société internationale ; S, la stratégie générale choisie et mise en œuvre par les appareils militaires de chaque nation ; et O, les relations établies entre les composantes ou armées structurant ces mêmes appareils militaires. La question délicate devient la suivante : quel milieu stratégique répond le mieux, par ses caractéristiques intrinsèques, aux relations entre E, S et O ? Cette hiérarchie est – elle de nature conjoncturelle (l’importance relative d’un domaine d’activité dans la stratégie générale varie principalement en fonction de E) ou bien structurelle (la hiérarchie entre les domaines d’activité est stable : certains sont constamment plus centraux que d’autres) ?
Cette question a donné lieu à des réponses très différenciées chez les théoriciens de la stratégie. Pour Hervé Coutau – Bégarie, s’il faut étudier « l’influence des milieux marin ou aérien dans une stratégie générale », cela ne signifie pas qu’il y ait égalité entre les domaines : « Lorsque nous parlons de stratégie “en général”, nous faisons en même temps de la stratégie terrestre (2) ». Edward Luttwak, qui qualifie les stratégies maritime et aérienne de « fausses stratégies », les subordonne à une stratégie « unitaire ». Du point de vue doctrinal, on peut dire que le processus intellectuel des armées de terre, qui distingue un milieu « menant » (terre), des milieux concourants (mer et air), et des champs de liaison technique transverses, relève généralement de la manœuvre sur position politique centrale.
Les stratégistes navals s’accommodent en partie du raisonnement des terriens, en considérant que cela ne menace pas leur spécificité : ils se rappellent parfaitement la réflexion de Napoléon dans le Mémorial de Sainte-Hélène : « Dans le métier de marin, il existait une technicité qui arrêtait toutes mes conceptions. » Quoi que l’on pense de la hiérarchie entre milieux terrestre et maritime, cette technicité suffirait en somme à isoler le domaine naval. Les stratégistes maritimes, eux, récusent cette logique en avançant qu’il n’existe pas historiquement un, mais deux milieux « menants » : la terre et la mer, cette dernière étant liée à des ressources cruciales (concept de « maritimisation »). Cette importance géoéconomique comparable des deux milieux entraîne une importance stratégique comparable des deux domaines. D’où une conception tranchée : deux milieux historiques « menants » (terre et mer), trois milieux techniques concourants subordonnés (air, cyber, espace). Pour les théoriciens qui l’illustrent, les termes « aéroterrestre » et « aéromaritime » vont de soi. Cela n’est évidemment pas neutre dans le cadre de politiques capacitaires marquées par une interarméisation croissante.
Les aviateurs, du point de vue théorique, sont dans une position différente. Leurs éléments de domaine différenciants (vitesse, allonge, hauteur, fulgurance) séduisent assez naturellement le décideur politique. Reste qu’en matière de milieux, ils ne disposent pas du même type d’argument « humain » que les terriens et les marins. De plus, l’histoire de leur émancipation hors du giron des armées de terre a laissé subsister chez eux une inquiétude latente concernant la réversibilité éventuelle du processus : du milieu au domaine, puis au « champ », le danger d’un déclassement organique existe toujours. La difficulté est contournée de deux manières. La première (le « syndrome de Mitchell ») défend la thèse d’une centralité opérationnelle surplombante de la puissance aérienne : dans sa version la plus outrée, elle n’est plus très répandue. La deuxième, plus contextualiste, repart d’une stratégie intégrale transformée par l’intégration « Multimilieux/multichamps » ou M2MC : il n’y a plus de milieux menants, mais seulement un ensemble de domaines concourants, dont l’agencement relationnel sera fonction de la nature de la mission. Cela explique que les aviateurs (John Warden, David Deptula) soient bien représentés parmi les tenants des théories de la convergence, qui mettent en avant l’intérêt de combiner de manière synergétique les lignes d’opération relevant de domaines divers, en jouant sur un clavier équifonctionnel dont la tonalité dépendrait de la demande politique et du contexte. Une vision qui aurait un impact sur l’importance relative du milieu opératif.
Chez d’autres stratégistes, enfin, les milieux disparaissent dans un espace opérationnel unifié à l’ère de l’information, où stationnent des capteurs, des vecteurs et des effecteurs réticulés. Tout cela génère des « espaces mixtes » dans lesquels l’identité stratégique propre des domaines considérés s’estompe de manière décisive : la variable E devient dominante, mais elle est interprétée de manière étroitement opérationnelle, et non politique. Ce que le théoricien Norbert Wiener appelait (en le critiquant) l’« encodage informationnel de la stratégie ».
En stratégie, ces débats sont permanents. Différents flux de temporalité et de compréhension existeront toujours en opération. Pourtant, tous doivent aboutir à un résultat politique exploitable, une sortie de crise préparée, acquise et garantie par l’application ferme, mais raisonnée de la force militaire. Trouver le juste équilibre de ce point de vue n’a rien d’évident. Plus que jamais, il s’agit sans doute de préserver les cultures d’armée pour conserver une palette de savoir – faire, de compétences et de capacités différenciées permettant de faire face d’une manière combinée et robuste à l’aléatoire d’une ère stratégique incertaine.
Notes
(1) Voir Éric Milliot, « La segmentation stratégique revisitée », Recherches en Sciences de Gestion, no 100, 2014/1, p. 23-45.
(2) Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 7e édition, Economica, Paris, 2011, p. 651.
Légende de la photo ci-dessus : Milieu menant, milieu concourant, milieu mixte ? La caractérisation de l’aérien continue de susciter des débats. (© US Air Force)