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Le Moyen-Orient, coincé entre la Russie et l’Ukraine

Lorsque la Russie envahit l’Ukraine le 24 février 2022, le Moyen-Orient est sous le choc. Les pays de la région condamnent l’agression russe lors du vote de l’Assemblée générale de l’ONU le 2 mars, à l’exception de la Syrie, tandis que l’Algérie, l’Irak et l’Iran s’abstiennent, et que le Maroc ne participe pas. Le conflit s’est enlisé, révélant les liens stratégiques entre la Russie et des régimes dépendants des importations de céréales.

Jamais le cours du blé n’a été autant surveillé. En mars 2022, la tonne a atteint 322,50 euros, soit plus du double qu’un an auparavant. Au Caire, le prix du pain a augmenté de 50 %, alors qu’il constitue la base des repas des 102,33 millions d’Égyptiens (2020). Or assurer la sécurité alimentaire du pays est un enjeu clé pour la stabilité d’Abdel Fattah al-Sissi (depuis 2014). L’Égypte est le premier importateur mondial de blé ; elle est dépendante à plus de 70 % de celui en provenance de Russie et d’Ukraine. La guerre et ses effets – blocage des ports ukrainiens, sanctions internationales, saison agricole menacée – s’annoncent comme une catastrophe sociale, économique et politique pour l’Égypte, faisant redouter des « émeutes de la faim ». Au Moyen-Orient, d’autres pays sont dans cette situation, à l’instar de la Turquie ou du Liban. Au Yémen, 2023 sera une année catastrophique, alors que ce pays déchiré par la guerre compte déjà 23 millions de personnes (sur 29,82 millions) en insécurité alimentaire selon l’ONU, car une grande partie de la récolte en Ukraine n’a pas pu être exportée, et les champs n’ont pas été ensemencés.

Une « neutralité active »

Ce constat inquiétant conduit les régimes à adopter des positions mesurées contre Moscou. Dans un contexte stratégique de renforcement de l’influence russe dans la région, notamment après les « printemps arabes » de 2011 et la guerre civile en Syrie, le vote à l’Assemblée générale de l’ONU du 2 mars 2022 se présente comme une exception. Les pays du Moyen-Orient ont dès lors préféré adopter une certaine neutralité, voire un soutien à l’égard du Kremlin. Ainsi, le 7 avril, la Libye est l’unique État arabe à voter en faveur de l’exclusion de la Russie du Conseil des Droits de l’homme des Nations unies. Le 25 février, les Émirats arabes unis s’abstiennent au Conseil de sécurité, où ils siègent comme membre non permanent en 2022-2023, pour condamner l’invasion ; le 1er mars, ils obtiennent au sein de cette même institution l’extension de l’embargo sur les armes au Yémen à tous les combattants houthistes, grâce à… Moscou.

Les monarchies du Golfe apparaissent comme les seules à tirer un avantage économique de la guerre en Ukraine. La mise au ban internationale de la Russie a participé à la hausse des prix du baril de pétrole, renflouant les caisses de ces États rentiers, alors que Moscou voit ses ventes de brut limitées. Dubaï attire les oligarques russes afin de protéger leurs avoirs ­financiers, sachant que tout investissement dans l’immobilier est « remercié » par des facilités de résidence à long terme. Les taux de croissance pour 2022 et 2023 s’annoncent élevés pour ces régimes. Toutefois, cela rappelle leur dépendance aux hydrocarbures, tandis qu’ils souhaitent se diversifier.

Un avenir sans pain ?

Sur le plan stratégique, les Émirats arabes unis, pourtant alliés des États-Unis et de la France, sont accusés d’avoir financé l’envoi de mercenaires russes en Libye. En Syrie, où la Russie dispose avec la base de Tartous d’un balcon sur la Méditerranée, Bachar al-Assad (depuis 2000) n’aurait pas résisté sans Vladimir Poutine (depuis 2012). L’Algérie est proche de Moscou depuis son soutien à la guerre d’indépendance (1954-1962) et reste l’un de ses principaux acheteurs d’armes, tout en s’affichant comme concurrent en matière de gaz naturel. L’Arabie saoudite a signé, en 2017, un protocole pour la fabrication d’armements russes sur son sol ; Riyad a certes apporté son soutien à l’Ukraine, mais c’est un jeu d’équilibrisme pour ne pas froisser Washington et rester maître des prix du pétrole. Alors qu’elle vend des drones aux forces ukrainiennes et achète du blé aux Russes, la Turquie se présente comme médiatrice entre Moscou et Kyiv : Ankara a posé comme priorité la reprise des exportations de céréales depuis la mer Noire, suspendues en raison du blocus imposé par les forces russes. Quant à l’Iran, sous sanctions internationales, il a besoin de relations stables tant avec la Maison Blanche qu’avec le Kremlin pour obtenir un nouvel accord sur le nucléaire, en négociation depuis novembre 2021.

Dans les villes de nombreux pays arabes, on peut voir des portraits de Vladimir Poutine, exprimant un rejet du sentiment de supériorité exprimé par l’Occident. Si les sociétés civiles sont aussi sensibles au sort des Ukrainiens, elles dénoncent le « deux poids deux mesures » des Européens, qui condamnent les Russes, mais n’ont pas été capables de les aider, comme en Irak. L’Organisation de libération de la Palestine se définit comme neutre, regrettant que la guerre n’ait aucune répercussion positive pour sa cause. Au Moyen-Orient, ce tiraillement pourrait s’avérer dangereux pour les gouvernants quand il n’y aura plus de blé pour faire du pain (1)

Note

(1) Pierre Blanc, « Le Moyen-Orient à l’heure où s’embrase le grenier de la mer Noire », in Moyen-Orient no 55, juillet-septembre 2022, p. 80-85.

Le poids alimentaire et stratégique de la Russie au Moyen-Orient

À propos de l'auteur

Guillaume Fourmont

Guillaume Fourmont est le rédacteur en chef des revues Carto et Moyen-Orient. Il a précédemment travaillé pour les quotidiens espagnols El País et Público. Diplômé de l’Institut français de géopolitique (université de Paris VIII Vincennes Saint-Denis), il est l’auteur de Géopolitique de l’Arabie saoudite : La guerre intérieure (Ellipses, 2005) et Madrid : Régénérations (Autrement, 2009). Il enseigne à l’Institut d’études politiques de Grenoble sur les monarchies du golfe Persique.

À propos de l'auteur

Laura Margueritte

Cartographe pour les magazines Carto et Moyen-Orient.

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