Actualités Blog de Joseph HENROTIN Magazine DSI

La guerre d’Ukraine au présent antérieur. Quatorze mois d’analyses sur le vif.

Le commentaire d’actualité – en particulier celui portant sur des opérations militaires en cours – est toujours un exercice périlleux. Mais sans qu’il ne soit une analyse, historique ou stratégique, à proprement parler, il peut aussi en constituer ses prémices. En l’occurrence, le rythme des DSI réguliers permet de mener à la fois un exercice de synthèse des événements écoulés durant sa période de préparation et de procéder en même temps à une analyse sur le vif. 

Si elle n’est pas toujours pertinente – le brouillard de la guerre touche également les analystes – et qu’elle est marquée par ses erreurs et ses biais, elle constitue aussi une forme d’histoire immédiate, qui peut aussi permettre de pointer les erreurs. Je procède ici à la concaténation des brèves de ma main, parues du DSI n°158 au DSI n°165. Particularité du premier, le désistement d’un candidat dans ce qui était notre numéro « spécial Présidentielle » a libéré quatre pages permettant une analyse à chaud. Les autres entrées correspondent aux brèves, classées chronologiquement et par numéro, la date de bouclage étant systématiquement indiquée. Les seules modifications, dûment indiquées, l’ont été sur le tableau synthétisant les commandes des forces polonaises. Quelques notes de bas de page, qui s’ouvrent par un « Ndlr » sont également insérées et permettent de recontextualiser le propos ou d’apporter un commentaire. J.H. 

DSI n°158, mars-avril, bouclé le 1er mars

Guerre en Ukraine. Leçons et tendances (article inséré dans la section des brèves)

Après la reconnaissance de l’indépendance des républiques populaires du Donbass et de Louhansk, la Russie s’est engagée le 24 février dans ce qu’elle a présenté comme une « opération de paix » qui a concrètement pris la forme d’une invasion ayant pour objectif un changement de régime à Kiev ; et peut-être la dislocation du pays en plusieurs entités. Si les opérations militaires de grand style sont toujours en cours à l’heure où nous écrivons ces lignes – le 1er mars –, un certain nombre de tendances peuvent déjà être isolées.

Quelles perspectives militaires ?

Sur le plan militaire, l’action russe a d’abord pris la forme d’une série de frappes dans la profondeur, sur les bases aériennes et navales, un certain nombre de dépôts de munitions ou encore des postes de commandement opératifs. Plus de 300 missiles balistiques ont ainsi été tirés, dont une partie depuis la Biélorussie, et des opérations aériennes ont été conduites. Or il semble que l’Ukraine ait mis à profit le temps nécessaire au build-up russe pour procéder à des aménagements défensifs et notamment disperser sa force aérienne qui, au sixième jour des opérations, montrait toujours des signes d’activité, notamment par l’engagement de ses drones TB2 Bayraktar.

Cette première phase a été suivie d’une action combinée empruntant quatre axes – depuis la Crimée au sud, via les deux rives du Dniepr au nord et, dans l’est, depuis les deux républiques séparatistes et depuis l’axe Belgorod-Karkhiv – en direction de la capitale ukrainienne. Un autre axe cherche à verrouiller la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, au départ de la Biélorussie[1]. Si l’histoire des opérations reste à écrire, elles ont montré une progression relativement lente, avec de premiers échelons qui n’ont pas systématiquement été appuyés/relevés par les échelons suivants comme le préconise la doctrine de Moscou. La synchronisation des forces n’a donc pas été au rendez-­vous et, à partir du 28 février, a été compensée par un accroissement des volumes de feu d’artillerie et d’aviation en même temps qu’une pause opérationnelle. À ce moment, les forces russes semblaient marquer le pas, se positionnant devant Kiev, Kharkiv ou encore Marioupol.

Le build-up russe ayant été opéré sur plusieurs mois, l’Ukraine semble avoir effectué une planification adéquate et s’être trouvée avec une structure hybride, entre de grandes unités qui n’avaient pas encore été engagées au 1er mars, et des forces territoriales maillant grossièrement le territoire ukrainien, qui ont été capables d’infliger des pertes aux premiers échelons russes. Plus largement, la mobilisation des réserves et l’appel fait à la population civile ont rencontré un réel succès, montrant la détermination ukrainienne – laquelle avait sans doute été sous-­estimée par le Kremlin. Au-delà de la question de la forme que prendront les opérations futures, elles impliqueront sans doute de répondre à une série de questions.

  • La première touche aux aspects opératifs : si les échelons russes n’ont pas tous été engagés le 1ermars, c’est également le cas pour les forces ukrainiennes, de sorte que le lieu des combats futurs – Kiev ? – et leur résultat sont inconnus. En réalité, ce qui semble être l’évaluation russe d’une opération qui n’aurait duré que deux jours (voir notre encadré) s’est montré totalement irréaliste, montrant des failles dans le renseignement comme au niveau du leadership russe.
  • La deuxième est celle de la relation à la violence. Les premiers jours ont été marqués par une indifférence des troupes russes aux civils ukrainiens, y compris ceux s’opposant à leur progression, notamment par des jets de cocktails Molotov. Or, le 28 février, les forces russes ont commencé à tirer des roquettes, y compris à sous-­munitions, sur Kiev et Kharkiv, les raids aériens s’intensifiant. L’engagement de forces tchétchènes nourrit également les inquiétudes.
  • Cette question de la brutalisation renvoie à celle de l’attitude russe au regard des villes : bouclage et siège, infiltration ou destruction en vue d’une reddition rapide ?
  • À son tour, cette dernière est liée à la manière dont les Russes vont traiter une hypothétique guérilla. S’il existe une possibilité objective que les forces ukrainiennes soient in fine défaites et qu’un changement de régime ait lieu à Kiev, une autre serait de faire apparaître une guérilla prolongée. Or la phase de contre-­guérilla devra se faire sur un territoire plus grand que la France métropolitaine[2], comptant plus de 41 millions d’habitants, alors que la Russie n’a engagé qu’environ 200 000 hommes. On mesure le défi…

Un clash des stratégies intégrales

Aux difficultés militaires russes et à la multiplication des sanctions qui ont abouti à une chute du rouble ou encore au désengagement de plusieurs entreprises européennes de l’économie et des entreprises russes, il faut ajouter un mouvement antiguerre bien réel en Russie. Son interdiction, rapide, n’a pas empêché la tenue de nombreuses manifestations dans le pays. Vladimir Poutine se trouve donc dans une situation inconfortable et sa légitimité pourrait rapidement être remise en question. Le contrôle sur les médias russes lui a permis d’asséner sans contradiction le narratif d’une opération de maintien de la paix permettant d’éviter un « génocide » commis par des « nazis » qui verrait les troupes russes accueillies en libératrices par la population ukrainienne, sachant que l’Ukraine, toujours selon cette vision, n’aurait jamais dû être indépendante et qu’elle n’était qu’un assemblage disparate de territoires attribués par l’URSS. Or les effets des sanctions sur l’économie ont été assez rapidement visibles avec une remise en question des buts de guerre – un véritable « sixième front ». Fragilisé, Poutine choisira-t‑il la fuite en avant, le pas de côté ou sera-t‑il déposé ou acceptera-t‑il de négocier alors qu’on le présente comme s’isolant de sa structure décisionnelle et de conseil ?

L’indication selon laquelle la dissuasion russe était mise en alerte – laquelle n’est pas uniquement nucléaire – est quant à elle à comprendre comme une réaction à une unanimité occidentale – en particulier dans le contexte de changements historiques, tout en se ménageant une liberté de manœuvre dans l’escalade. Concrètement, d’autres options déclaratoires plus visibles et plus notables – tirs de missiles balistiques, insistance sur l’état d’alerte appuyé par des images – restent disponibles, mais n’ont, jusqu’ici, pas été utilisées. Si les déclarations ont focalisé l’attention des commentateurs, la réalité stratégique est plus complexe, notamment parce que la dissuasion est réciproque et que son utilisation à fin de coercition se heurte également aux postures des puissances nucléaires de l’OTAN.

Révolution(s) en Europe

On note à cet égard que si la réaction de l’OTAN est de nature défensive – le renforcement des alliés en Pologne, dans les États baltes ou encore en Roumanie –, c’est paradoxalement l’Union européenne qui joue un rôle en pointe. Si la guerre en tant que telle est un évènement majeur, elle a également entraîné des conséquences littéralement incroyables. D’abord, elle a été le révélateur du rôle stratégique de l’Union européenne, avec l’adoption d’une posture inédite : l’imposition, qui a fini par être unanime, de sanctions lourdes, mais aussi l’annonce de l’achat et de la livraison d’armements – allant jusqu’à des avions de combat – au profit de l’Ukraine. En l’occurrence, aussi bien la Commission que le Conseil – actuellement présidé par la France – ont été synchrones. Ensuite, des positions nationales se sont clarifiées. Si la Pologne ou les pays baltes avaient rapidement envoyé de l’armement, d’autres États ont été bien plus réticents, à l’instar de l’Allemagne, qui a opéré un changement d’orientation tout aussi inédit. Si elle a finalement autorisé des exportations et des réexportations d’armements[3], son chancelier a également indiqué que le budget de défense de Berlin pour 2022 serait de 100 milliards d’euros. Enfin, des États neutres –, Suède, Finlande – ont également envoyé de l’armement (le débat sur la question de la position à l’égard de l’OTAN y a été ravivé), la Suisse adoptant quant à elle les mêmes sanctions que l’Union européenne. Politiquement donc, Vladimir Poutine est dans une situation complexe : il voulait isoler l’Ukraine et placer la Russie comme incontournable. Or c’est l’inverse qui se produit : Moscou n’a jamais été aussi isolée – la Corée du Sud annonce également des mesures – et l’Ukraine autant soutenue…

Quel bilan provisoire ?

Au 1er mars à midi, la situation reste incertaine sur le terrain. Le degré de mobilisation ukrainien est élevé et offre théoriquement un rapport de force favorable en nombre d’hommes – un million contre 200 000 Russes. Cependant, si les effectifs comptent, l’usage des forces compte encore plus et rien n’est encore terminé. L’élongation des lignes de communication russes, leurs difficultés d’approvisionnement au terme d’une semaine d’opération, une étonnante incapacité à mettre en œuvre la doctrine et l’échec à parvenir à un effondrement rapide de l’Ukraine ont écorné l’image de puissance de l’armée russe et, partant, de la Russie, sur la scène internationale. Sur le plan de la stratégie intégrale, l’isolement russe – seuls le Pakistan, la Syrie et le Venezuela approuvent son action – contraste avec les appuis massifs à l’Ukraine. In fine, même si l’Ukraine peut être défaite, elle sera invaincue.

Encadré. Une grossière sous-estimation russe ?

Le 28 février, le chercheur Thomas de Waal montrait que Ria Novosti avait mis en ligne par erreur un article dont la publication avait été programmée le 26 février – deux jours seulement après le début des opérations. Écrit pour marquer la défaite de l’Ukraine face à la Russie, il montre que la perception russe était celle d’un État désuni, dont le leadership politique devait être changé après qu’il se soit naturellement effondré, et de Russes accueillis en peuple-frère libérateur. Ainsi, selon l’article, « l’Ukraine est revenue à la Russie ». L’erreur de calcul stratégique porte également sur la réaction des États européens. Si des sanctions sont bien anticipées, l’article indique aussi que « les Européens sont complètement désintéressés à construire un nouveau rideau de fer sur leurs frontières orientales ». La Russie voit ainsi la réunion avec l’Ukraine – la thématique d’une « séparation accidentelle » du fait de la chute de l’URSS étant au cœur du narratif russe – comme l’avènement d’un « monde multipolaire [qui est] finalement devenu une réalité ». In fine, « la Chine et l’Inde, l’Amérique latine et l’Afrique, le monde islamique et l’Asie du Sud-Est – personne ne croit que l’Occident dirige l’ordre mondial, et encore moins fixe les règles du jeu. La Russie n’a pas seulement lancé un défi à l’Occident, elle a montré que l’ère de la domination mondiale occidentale peut être considérée comme entièrement et définitivement terminée. Le nouveau monde sera construit par toutes les civilisations et centres de pouvoir, naturellement, avec l’Occident (uni ou non) – mais pas selon ses termes et pas selon ses règles  ».

Ukraine. Quels appuis européens ? (brève)

La situation stratégique de l’Ukraine face au renforcement russe à ses frontières et en Biélorussie est pour le moins complexe, dans un contexte où ses forces armées peuvent être considérées comme dysfonctionnelles sur les plans stratégique et opératif (voir DSI no 157). Reste cependant que sur le plan tactique, leurs capacités seraient bien réelles pour peu que les stocks de munitions soient approvisionnés, mais aussi que les troupes soient effectivement formées aux nouvelles capacités – ce qui ne va pas de soi. Les mois de janvier et de février ont ainsi été marqués par une série d’annonces de transferts d’armements et d’équipements vers l’Ukraine, mais aussi de refus, l’un comme l’autre significatifs.

Londres a transféré au moins 2 000 missiles antichars légers NLAW, tout en détachant 30 parachutistes pour former des troupes ukrainiennes à leur emploi. De son côté, la Pologne a donné un nombre inconnu de missiles antiaériens portables Grom‑M, de même que « des dizaines de milliers d’obus » au calibre non précisé et des mortiers légers. Dès la fin de 2021, les États-­Unis ont expédié en Ukraine un certain nombre de missiles et de lanceurs de missiles antichars Javelin, déjà en dotation dans l’armée de Kiev, mais dont l’appropriation par les forces locales est douteuse. Plus de 90 tonnes de munitions diverses ont également été acheminées par voie aérienne. L’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont de leur côté indiqué qu’elles allaient transférer des Javelin, mais aussi des Stinger antiaériens de même que des imageurs thermiques, après approbation de Washington. On note que ces différents armements, parce qu’ils sont portatifs ou portables, ont une utilité réelle dans des scénarios de techno-­guérilla. Des équipements plus lourds sont également concernés. La République tchèque a ainsi donné environ 4 000 obus de 152 mm.

Les appuis ne tiennent pas uniquement en des livraisons d’armement. Au-delà des déclarations diplomatiques, certains mouvements sont politiquement significatifs. Le relâche de la frégate Auvergne à Odessa le 24 décembre était un signal fort : disposant de capacités antiaériennes et de frappe terrestre, elle a accosté dans ce qui est aussi la principale base navale ukrainienne – et donc une cible potentielle – alors que la Russie a déjà démontré l’utilisation qu’elle peut faire de la trêve des confiseurs. Plusieurs observateurs notent par ailleurs le fort trafic d’appareils ISR au-dessus de l’Europe de l’Est et en Baltique, de même que des déploiements navals en Méditerranée et en mer Noire.

Les appuis n’ont cependant pas été systématiques. Si l’Allemagne participe à la mise en place d’un hôpital de campagne, elle a bloqué l’autorisation de réexportation d’obus de 122 mm qu’elle avait cédés à la Finlande après la dissolution de la Volksarmee. Helsinki les avait à son tour revendus à la Lituanie, qui entendait en transférer une partie en Ukraine. L’Allemagne a également refusé de livrer des systèmes de brouillage de drones achetés par Kiev, justifiant sa position par le risque que ces équipements soient utilisés en cas de conflit – assez paradoxalement au vu des livraisons qu’elle a effectuées au Moyen-­Orient. Israël a pour sa part refusé des licences de réexportation demandées par les pays baltes pour des armements qu’il avait livrés et dont le type n’a pas été précisé. La Hongrie a quant à elle bloqué l’adhésion de l’Ukraine au Cooperative cyber defense centre of excellence de l’OTAN – en sachant que ce centre accueille aussi des participants d’États qui ne sont pas membres de l’OTAN.

DSI n°159, mai-juin 2022, bouclé le 21 avril.

Guerre en Ukraine. Quelle dynamique des opérations ? (brève)

Engagée le 24 février, l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’aura pas tant surpris les observateurs par son occurrence – le build-up russe ayant été engagé dès l’automne 2021 – que par une série de facteurs. D’une part, si la résistance ukrainienne ne faisait aucun doute (voir DSI n°157), l’aptitude à élaborer une planification pertinente en amont, en articulant les modes d’action liés aux forces de défense territoriales, les grandes unités, leurs logistiques associées (y compris afin de faire percoler les dons d’armement) ou encore les civils (en utilisant de manière appropriées une application permettant de localiser les forces russes) a permis au pays non seulement de tenir, mais d’infliger une série de revers à la Russie – lesquels ont eu des conséquences très concrètes sur l’aptitude de l’armée russe à atteindre ses objectifs au plan opératif, mais aussi, cette fois au plan stratégique, à rester l’élément central de la puissance de Moscou.

Cela a évidemment été le cas dans le nord : la progression russe s’est faite, grosso modo, via quatre axes de pénétration – nord, Kharkiv, Donbass et Crimée -, les deux premiers visant Kiev. Or, sans atteindre la capitale ukrainienne, la Russie a fini par désengager ses forces pour les reconditionner autant que faire se peut et de les réengager dans le Donbass. La combinaison d’une défense territoriale maillant le pays – et fournissant renseignements comme pouvant mener des actions de harcèlement – et d’actions retardatrices (destruction de ponts, ouverture de digues et de barrages pour noyer des zones de progression) a permis maintenir les forces russes sous pression. Une fois bien engagées, leurs lignes de communication trop étendues, elles devenaient vulnérables à une série de contre-attaques. 

Depuis la Crimée, la Russie a été en mesure de prendre une série de villes sur un axe Kherson-Mariopol, mais difficilement. Kherson a été âprement disputée et les forces russes n’ont jamais réussi à prendre Mikolaev. A l’heure d’écrire ces lignes, une série de contre-attaques en direction de Kherson continuent de se produire. Là aussi, on note la qualité de la préparation ukrainienne. C’est elle qui a permis de mettre à l’abri les missiles Neptun utilisés pour l’attaque sur le croiseur Moskva, mais elle a également permis à Mariopol de tenir plus de 45 jours. La progression russe y a été particulièrement longue et s’est heurtée à une défense certes désespérée mais dont la performance a été remarquable. Au 19 avril, la Russie tenait l’axe Kherson-Zapporija-Berdyansk-Mariopol, tout en subissant des actions de la part des territoriaux ukrainiens, mais aussi la résistance de bon nombre de civils.

Depuis le Donbass, les progressions russes ont été de faible amplitude durant les premières semaines de guerre. Devenu l’objectif politiquement affiché par Moscou un mois environ après le début de la guerre, la zone a vu une montée en puissance de forces réaffectées depuis les axes de progression nord. Cela eu pour conséquence de réduire le rythme des opérations durant trois semaines environ, avant que la deuxième phase de la guerre ne commence réellement le 18 avril en soirée, avec pour principal objectif la prise du saillant de Sloviansk-Kramatorsk. A ce moment, l’estimation américaine est que la Russie avait engagé – de la bande Kherson-Mariopol jusqu’à Kharkiv – 76 BTG (groupes bataillonaires) alors qu’elle possédait 120 initialement. Le nord du saillant de Sloviansk comptait à lui seul 22 BTG.

C’est dans le Donbass et plus particulièrement le saillant de Slaviansk-Kramatorsk que se joue le sort de la guerre[4]. La concentration des efforts russes y est la plus importante, dans un contexte où le dispositif russe a entre-temps bénéficié d’une centralisation du commandement avec la nomination du général Alexandr Dvornikov, propice à une meilleure coordination générale, comme avec les VKS, jusque-là relativement peu actives durant la guerre. On aurait du reste tort de considérer que les opérations dans le Donbass relèvent exclusivement d’une logique tactique. Dès la phase de montée en puissance des dispositifs, la Russie a conduit une série de frappes dans la profondeur ukrainienne, en vue de gêner les renforcements engagés dans la zone – y compris une frappe sur la gare de Kramatorsk qui fera de nombreuses victimes civiles. De même, l’Ukraine a effectué plusieurs opérations spéciales visant notamment la destruction de ponts routiers ou ferroviaires susceptibles d’être utilisés par les forces russes. Dans la même veine, le 1er avril, elle engageait deux Mi-24 jusque Belgorod (Russie), détruisant partiellement d’importants stocks de carburant russes.

Guerre en Ukraine. Quelles pertes ? (brève)

La guerre d’Ukraine se sera montrée particulièrement coûteuse pour les deux camps avec, sans surprise, une grande difficulté à évaluer concrètement les pertes du fait d’une communication volontairement peu précise. Selon Kiev, les forces ukrainiennes auraient eu à déplorer, mi-avril, de 2 500 à 3 000 tués et 10 000 blessés. Il faut y ajouter, toujours selon le gouvernement ukrainien, près de 24 000 morts civils. Les pertes russes, selon Moscou, étaient fin mars de 1 351 tués et 3 825 blessés, auxquels il faut ajouter les pertes de la république séparatiste de Donetsk (1 188 tués et 4 956 blessés, à la mi-avril) et celles de Lougansk (500 à 600 tués), toujours selon des sources liées à Moscou. Dans les deux cas, la réalité pourrait être bien supérieure. Si les Etats-Unis tendent à confirmer les chiffres des pertes ukrainiennes avancés par Kiev, l’OTAN estimait fin mars que les forces russes et leurs alliés pouvait compter entre 7 000 et 15 000 tués et entre 33 000 et 25 000 blessés.

La comptabilité des pertes matérielles est tout aussi difficile à déterminer. Un certain nombre peut toutefois être confirmé visuellement. En l’occurrence, Stijn Mitzer, du blog Oryxspioenkop, a réalisé un travail de recensement particulièrement méticuleux. Pratiquement cependant, les chiffres des pertes qu’il donne sont nécessairement une estimation basse – la comptabilité repose sur l’arrivée de preuves visuelles. Il faut ainsi se souvenir que le travail qu’il avait réalisé pour la guerre du Haut-Karabagh s’était poursuivi plusieurs mois après la fin des hostilités. Concrètement cependant, au 19 avril, les pertes recensées s’établissaient comme suit :

Pertes matérielles comparées de la Russie et de l’Ukraine

Matériel

Pertes russes

Pertes ukrainiennes

Chars

519

124

Véhicules de combat blindés (MTLB, BRDM, etc.)

306

75

Véhicules de combat d’infanterie

532

88

Transport de troupes

101

47

MRAP et Infantry mobility vehicles (Tigr, Rys etc.)

117

64

Véhicules du génie

114

12

Postes de commandement et véhicules de communications

63

Mortiers de 120 mm

12

Tubes d’artillerie tractés et automoteurs

154

49

Lance-roquettes multiples

56

15

Artillerie antiaérienne

18

4

Systèmes de guerre électronique

7

Radars

10

17*

Lanceurs de missiles surface-air

52

43

Avions

22

18

Hélicoptères

35

5

Drones (toutes catégories)

34

14

Camions et véhicules non blindés

834

243

Navires

4

15

Source : Stijn Mitzer et alii, « Attack On Europe : Documenting Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com/, consulté le 19/04/2022 à 12h00

* Dans le cas ukrainien, comprend également des postes de commandement

Si certaines pertes ont bénéficié d’un large retentissement – typiquement, la perte du croiseur Moskva[5] – la plupart n’ont pas tant d’écho mais sont néanmoins significatives. La Russie a ainsi perdu, à la veille de la bataille du Donbass et toujours selon les chiffres cités, un sixième de ses chars de bataille et un dixième de ses Ka-52 par exemple. Le grand nombre de camions perdus est également problématique pour elle, dans un contexte où sa logistique est notoirement sous-dotée. Le rythme des pertes matérielles est élevé et n’est que partiellement compensé par l’arrivée de matériels sortis des stocks – matériels dont l’état est par ailleurs assez variable du fait d’un défaut d’entretien. Surtout, le principal problème russe ne réside pas tant dans le matériel que dans les ressources humaines. S’étant engagés dans les opérations avec environ 200 000 hommes, les forces russes et pro-russes ont vu des pertes importantes, qui ont directement affecté le potentiel de combat.

Au 19 avril, le Pentagone estimait ainsi que 25 % de la force de combat russe engagée avait été perdue. Les forces russes elles-mêmes ne peuvent que très partiellement compenser ces pertes. De facto, les forces d’active de Moscou ne comptent que 280 000 hommes dans les forces terrestres, 45 000 parachutistes des VDV et 1 000 hommes des troupes spéciales. La garde nationale compte plus de 550 000 membres, mais le large spectre de ses missions – voir l’article qui lui est consacré dans ce numéro – fait qu’une petite fraction seulement peut être engagée au combat. Comparativement, les forces d’active ukrainiennes comptent 300 000 hommes et celles de réserve (jusque cinq ans après le service militaire), 900 000 hommes. A ces 1,2 millions de combattants, il faut ajouter de nombreux volontaires.

Une mobilisation générale décrétée par la Russie pourrait certes permettre d’engager environ deux millions d’hommes dans la guerre mais, outre que l’ensemble des réservistes ne soient pas affectés à des unités terrestres ou parachutistes, cette mesure serait problématique à au moins trois égard. D’abord, elle prendrait du temps – une ressource que la Russie ne peut se permettre de gaspiller dès lors que la date du 9 mai apparait raisonnablement comme une date-butoir symbolique pour la fin des hostilités[6], la « dénazification » de l’Ukraine devant sonner en écho à celle de l’Allemagne en 1945. Ensuite, l’équipement de ces forces serait à son tour problématique. Des stocks existent, mais leur état est très variable et le reconditionnement comme la mise en place effective des unités de réserve prendra là aussi du temps. Enfin, la mesure serait politiquement problématique, forçant le régime à reconnaître que les opérations sont bien plus problématiques, dans un contexte où Moscou n’a cessé de marteler qu’elles se déroulaient nominalement. 

Guerre en Ukraine. Réveil stratégique européen (brève)

La guerre d’Ukraine aura surpris au regard de la réaction des Etats européens, à deux niveaux. Au plan européen, les annonces se sont rapidement succédées. Dès le 27 février, 500 millions d’euros étaient débloqués pour que l’Ukraine puisse acheter de l’armement. La même somme a été donnée le 23 mars, puis le 13 avril. Fin février, il était même question d’envoyer des chasseurs – une proposition rapidement mise sous le boisseau, aussi bien du fait du manque d’Etats pouvant effectivement vendre leurs appareils que des conséquences politiques liées à un transfert d’armement pouvant être perçu comme offensif. Au-delà, l’UE a joué un rôle important en matière d’accueil des réfugiés ou encore de mise en place et de coordination des sanctions visant la Russie.

D’autre part, la réponse des Etats européens a également été massives. Le mouvement de dons de matériels observé dès février (voir DSI n°158) s’est poursuivi. Dans un premier temps, il a concerné des armements légers, qui n’étaient pas susceptibles d’être interprétés par Moscou comme de nature offensive. Mais dans un deuxième temps, début avril la République tchèque a annoncé envoyer des chars et des véhicules de combat d’infanterie. L’annonce peut être interprétée comme un ballon d’essais à destination de Moscou, qui n’a pas formellement réagi – alors que la Russie avait, le 27 février, mis ses forces nucléaires dans un « état d’alerte spécial » justifié selon Vladimir Poutine par le fait que « les Etats occidentaux n’ont pas seulement pris des mesures économiques inamicales contre notre pays (…) les leaders des principaux pays de l’OTAN prennent des positions agressives à propos de notre pays ». Dans la foulée de l’annonce tchèque, les annonces d’envois d’armements lourds se sont multipliées (voir nos pages « contrats »). Concrètement, les annonces se sont ensuite succédées, y compris en France, où le don de missiles MILAN a été reconnu, avant que Le Canard Enchaîné n’évoque des systèmes d’artillerie, des blindés et des missiles antiaériens et antinavires.

Si les Etats européens ont rapidement réagi, le gros de l’aide militaire à l’Ukraine est venue des Etats-Unis. Ces derniers ont rapidement annoncé des envois de missiles Javelin, avant que ne soient évoquées des munitions rôdeuses Switchblade – en nombre cependant inconnu (on ne sait si les annonces concernaient des missiles ou des systèmes de dix missiles). Ces derniers ont également annoncé l’envoi d’hélicoptères et d’artillerie. Surtout, une loi de type « prêt-bail » a rapidement été proposée. Adoptée à l’unanimité par le Sénat, elle doit encore être approuvée par le Congrès à l’heure où nous écrivons ces lignes. Elle permettrait d’envoyer massivement et rapidement du matériel, sans passer par les procédures habituelles, assez lourdes, d’envoi d’armement.

Enfin, il faut également noter la réaction européenne en termes de réinvestissement dans les capacités nationales de défense. Dans un effort inédit, l’Allemagne a ainsi indiqué qu’elle allait abonder son budget de défense de manière à ce qu’il atteigne 100 milliards d’euros en 2022. La Lettonie, la Pologne, la Roumanie, la Suède, la Norvège et l’Italie ont également annoncé des hausses budgétaires et la Belgique, qui avait récemment décidé d’un plan de réinvestissement d’une valeur de plus de dix milliards d’euros d’ici 2030, a alloué un milliard supplémentaire. Les Pays-Bas ont également un débat sur l’accroissement des budgets. En l’occurrence, l’affectation précise de toutes ces annonces n’est pas encore connue mais le travail à réaliser est considérable – notamment en termes de reconstitution des stocks, de durcissement des infrastructures ou encore de réacquisition de savoir-faire. Pratiquement, il reste cependant à voir si la prise de conscience stratégique qui a suivi le déclenchement de la guerre d’Ukraine perdurera et si elle se traduira par le fait de placer l’autonomie stratégique européenne au cœur des réflexions.

DSI n°160, juillet-août 2022, bouclé le 21 juin

Ukraine. Victoire dans le nord, bataille dans l’est (brève)

La dynamique des opérations en Ukraine a été marquée par une reconfiguration du dispositif russe : tentant de percer vers Kiev par le nord et l’est, en contournant Kharkiv, les forces de Moscou se sont finalement désengagées en affichant fin mars le Donbass comme principal axe d’effort. Cette séquence particulière a non seulement dégagé Kiev et permis de causer de nouvelles pertes à la Russie, mais aussi eu une série de conséquences. La première est une relative accalmie, jusqu’à mi-­avril, qui a permis aux forces russes et ukrainiennes de se réarticuler, mais aussi de mettre en œuvre des logiques de compensation aux pertes : réception de matériel occidental pour l’Ukraine (voir nos pages « Contrats ») et début d’une mobilisation des matériels en réserve pour la Russie. Cette dernière a d’ailleurs modifié sa loi sur le recrutement, de sorte que les personnels au-delà de 40 ans peuvent s’engager. La législation ukrainienne sur l’engagement des troupes de défense territoriale a également changé, permettant leur engagement dans des zones de combat.

La deuxième conséquence a été la concentration des forces russes dans le saillant de Sloviansk/Kramatorsk, avec le lancement d’une série d’offensives : au nord de la rivière Siverskiy Donets – jusqu’à y arriver –, mais aussi au sud du saillant, avec le développement d’une offensive vers Popasna, qui a créé une tête de pont dans le dispositif ukrainien à partir de laquelle une poche se forme à l’est du saillant, comprenant les villes de Severodonetsk et Lyssytchansk. Le groupement des forces observé au nord-­ouest du saillant, à Izioum, n’a cependant que peu entamé sa progression vers le sud ; et les opérations depuis les zones sud prises par la Russie, de manière à prendre en tenaille le saillant, n’ont jamais été conduites. Au bilan, le 23 juin, si l’essentiel de la ville de Severodonetsk est pris, ce n’est pas le cas de Lysychansk (en hauteur), de sorte que les gains russes sont finalement assez limités.

La troisième conséquence est de permettre à l’Ukraine d’entamer une reconquête des zones situées à l’est et au nord de Kharkiv, deuxième ville du pays. Cette dernière avait été sous la menace d’un encerclement et, dès fin mars, la contre-­offensive a permis de dégager la ville, des troupes ukrainiennes atteignant la frontière russe quelques jours plus tard. Début mai, Kharkiv est hors de portée de l’essentiel de l’artillerie russe, ce qui évite de la voir se transformer en gage dans d’éventuelles négociations. En dépit des contre-­attaques russes, les forces ukrainiennes franchissent le Donets, établissant une tête de pont à l’est et pouvant menacer par l’artillerie une partie des lignes de communication russes vers Izium. Des actions se poursuivent dans la zone, la Russie cherchant à conserver une tête de pont, mais aussi à garder l’important centre militaire de Belgorod hors de portée de l’artillerie ukrainienne.

La quatrième conséquence est de voir la Russie passer en défensive sur la bande sud, qui court de Kherson vers la république séparatiste de Donetsk en passant par Melitopol, Berdiansk ou encore Marioupol. Cette dernière a été le théâtre d’âpres combats, qui ont pris fin le 17 mai. Ayant remarquablement tenu du fait d’une défensive bien planifiée, la ville avait vu la Russie y engager jusqu’à 12 groupements bataillonnaires (BTG), soit environ un dixième des forces lancées dans la guerre en février 2022. La bande sud elle-­même est prise, mais non conquise : des actions sur les arrières russes s’y produisent quotidiennement et, surtout, l’Ukraine a engagé une contre-­offensive à partir de la mi-­avril. Si les gains ukrainiens ont été marginaux, ils obligent la Russie à y fixer des forces – qui ne sont donc pas disponibles pour la bataille du Donbass. L’action offensive ukrainienne interdit également à la Russie d’atteindre Mykolaïv et Odessa, ou encore de faire la jonction avec les trois BTG présents en Transnistrie – qui avait un temps été considérée comme pouvant s’engager dans les opérations.

En fin de compte, la Russie est encore loin d’avoir atteint ses objectifs de et dans la guerre : aucun changement de régime n’a pu être imposé à Kiev, l’armée ukrainienne ne s’est pas effondrée et les ambitions stratégiques de Moscou n’ont cessé d’être revues à la baisse. Pis, les pertes subies ont été considérables (voir plus loin). Ce qui était permis rapidement avec le volume de forces initialement engagé – la prise du Donbass et la bande sud – est à présent difficilement tenable. Dans le même temps, la Biélorussie et la Transnistrie ne se sont pas engagées dans les opérations, en dépit de gesticulations politiques et d’exercices.

Ukraine. L’enjeu du Donbass (brève)

La région du Donbass a une indéniable valeur symbolique : à cheval sur les deux oblasts de Donetsk et Louhansk, sa prise permettrait aux deux républiques séparatistes d’accéder à leurs revendications territoriales. De plus, la valeur stratégique de la zone ne réside pas tant dans le terrain lui-­même que dans ce qu’elle représente dans le conflit : la bataille du Donbass apparaît comme une bataille décisive au sens historique du terme. La concentration des forces russes – environ 80 BTG au début de la bataille, sur les 120 engagés en février – et d’une bonne partie des ukrainiennes aboutit à une configuration rare dans l’histoire, qui plus est marquée par d’importants duels d’artillerie particulièrement consommateurs en munitions.

En l’occurrence, la Russie a réussi à réarticuler ses forces de manière à pouvoir mieux tirer parti de ses capacités antiaériennes et de guerre électronique, tout en bénéficiant de lignes d’approvisionnement logistiques à la fois plus courtes et plus sécurisées. La dynamique même des opérations, centrée sur le tandem préparation d’artillerie/progression méthodique permet ainsi aux forces de Moscou de revenir à leurs fondamentaux, dans un contexte où le resserrement du théâtre permet d’obtenir une meilleure coordination et facilite la tâche du commandement (qui a vu plusieurs changements).

Dans le même temps, la région a bénéficié d’efforts considérables de fortification de la part de l’Ukraine depuis 2014, sachant que sa topographie tend également à favoriser la défensive. La décision politique d’engager plus de forces dans la poche de Severodonetsk, si elle était particulièrement risquée, permet aussi de gagner du temps à deux égards. D’une part, pour la préparation défensive de Kramatorsk et de Sloviansk, tout en menant une série d’actions à proximité d’Izium et en protégeant le sud de la rivière Siverskiy Donets contre des tentatives de franchissement russes, avec des résultats qui se sont avérés spectaculaires. Début mai, un à deux BTG ont ainsi été détruits en quelques heures. Les autres tentatives russes ont été des échecs, notamment par manque de coordination avec les capacités d’appui aérien et d’artillerie.

D’autre part, le temps est mis à profit pour la réception de matériels occidentaux, mais aussi pour la formation qu’ils nécessitent. Si les volumes donnés apparaissent considérables – plus de 320 obusiers de 155 mm, auxquels il faut ajouter plus de 200 obusiers capturés sur la Russie –, il faut également constater que l’Ukraine est dans une situation délicate : ses stocks de munitions fondent. Début juin, des responsables ukrainiens indiquaient que la Russie avait tiré en une semaine de 50 000 à 60 000 munitions d’artillerie, contre 5 000 à 6 000 pour l’Ukraine, dont les stocks en 122 mm et 152 mm s’épuisent rapidement, alors que les États d’Europe de l’Est européens avaient eux-mêmes vu les leurs fortement diminuer – voire exploser, en raison des attaques menées sur les stocks tchèques en 2014. La production de nouveaux obus reste possible, mais la demande excède l’offre : la firme ukrainienne Artem ne produit ainsi que 14 000 munitions de 152 mm par an.

La bataille du Donbass n’est pas qu’une bataille décisive. C’est aussi une bataille d’épuisement par l’attrition, où les stocks jouent un rôle central. L’entrée en vigueur de la loi prêt-­bail américaine, très favorable à Kiev en termes de remboursement et de conservation des matériels, est un indéniable plus. Signée par le président américain le 9 mai – date hautement symbolique pour la Russie –, elle facilite considérablement les expéditions de matériels et de munitions. Pour l’Ukraine, cela signifie une véritable révolution, avec la transition, dans le courant du conflit, vers le 155 mm, avec l’ouverture des stocks américains, mais aussi, potentiellement, européens. De plus, les pertes sont bien réelles. De l’aveu des responsables politiques ukrainiens, Kiev perd de 100 à 200 hommes par jour dans le Donbass, auxquels il faudrait ajouter, selon les estimations américaines, environ 300 blessés. L’état des pertes russes est encore plus délicat à évaluer. En avril, les renseignements britanniques estimaient que Moscou avait perdu 15 000 hommes, de deux à trois fois plus ayant été blessés ; des pertes qui ont depuis lors pu sensiblement évoluer. Les séparatistes de Donetsk auraient quant à eux perdu environ 55 % de leurs effectifs. Les pertes matérielles sont plus difficiles à quantifier : depuis mai, le rythme des mises à jour du blog Oryx, qui effectue un décompte minutieux sur la base de preuves visuelles, se réduit : le combat étant mené à distance, celles-ci sont moins facilement disponibles.

Pertes visuellement constatées au 23 juin

Matériel

Pertes russes

Pertes ukrainiennes

Chars

789

198

Blindés

456

100

Véhicules de combat d’infanterie

873

142

Transport de troupes

117

67

MRAP et véhicules d’infanterie

135

112

Véhicules du génie

166

15

PC et véhicules de communications

85

3

Mortiers de 120 mm

14

Tubes d’artillerie

189

76

Lance-roquettes multiples

80

19

Artillerie antiaérienne

23

5

Systèmes de guerre électronique

10

1

Radars

10

23

SAM

63

44

Avions

35

28

Hélicoptères

48

11

Drones

87

23

Camions et véhicules non blindés

1 184

301

Navires

10

18

Source : Stijn Mitzer et alii, « Attack On Europe : Documenting Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com/, consulté le 24/06/2022 à 16h20

Ukraine. Qui peut durer ? (brève)

Il n’existe aucun déterminisme à la guerre, notamment dans un contexte où elle perdure, avec des effets systémiques sur les sociétés et les économies qui sont particulièrement difficiles à estimer. Les troupes peuvent montrer de la frustration, en plus de la fatigue. Là aussi, l’évaluation du phénomène comme de ses conséquences sur les opérations est compliquée. Dans le même temps, certains signes sont éloquents. Alors que l’Ukraine reçoit un important flux de matériel – avec les premières livraisons, vers le 20 juin, des très attendus lanceurs M‑142 HIMARS, qui ne seront que quatre – et bénéficie d’un fort soutien international, la Russie sort de ses réserves des T‑62, afin de reconstituer des BTG. Moscou semblait également chercher l’appui de la Biélorussie en termes de transferts d’armements. Reste que le soutien à l’Ukraine laisse poindre une série d’inconnues, notamment sur la soutenabilité des flux en munitions.

Sur le plan humain, l’Ukraine conserve la haute main en termes quantitatifs. Elle a commencé la guerre avec plus de 1,2 million de soldats, gardes nationaux et territoriaux, là où la Russie n’engageait au mieux que 300 000 hommes, soldats des républiques séparatistes, troupes étrangères et membres de la société militaire privée Wagner compris. Elle dispose également d’un avantage en termes de moral et de détermination. Comparativement, la Russie a considérablement abaissé ses standards de recrutement, tout en cherchant à professionnaliser les conscrits arrivés au terme de leur service et à activer des membres des réserves. Les résultats de la levée de printemps, qui doit déboucher sur l’arrivée d’environ 130 000 conscrits qui pourraient être considérés comme opérationnels à l’automne (la Russie n’engage pas formellement de conscrits au combat, mais plusieurs violations de ce principe ont été observées) ne sont pas encore connus. Le moral, du reste, est parfois vacillant et plusieurs centres de recrutement ont été mis à feu en Russie.

Finalement, la question de la soutenabilité se double d’une question systémique : les armées sont des systèmes qui doivent être cohérents pour combattre correctement. Or, il a été fait état de certains BTG russes continuant officiellement à opérer bien qu’étant très au-­delà du seuil d’anéantissement (66 % de pertes). Des unités russes comptant initialement 700 ou 800 hommes opèrent ainsi avec une trentaine d’hommes ; qui plus est, parfois avec des combattants peu entraînés ou des membres d’unités de soutien ou encore des officiers affectés au combat à pied, sans plus guère de troupes. La situation est moins claire du côté ukrainien et il faut en tenir compte. Il n’est pas totalement inconcevable que le rythme des pertes aboutisse, des deux côtés, à un effondrement des forces.

DSI n°161, septembre-octobre 2022, bouclé le 16 août

Guerre en Ukraine. Les vertus de l’interdiction (brève)

La focalisation de la Russie sur la préservation de son pont terrestre entre Kherson et le Donbass et la progression au sein de ce dernier a logiquement abouti a une bataille d’attrition de grande ampleur dans une zone favorable à la défensive et qui avait été renforcée par nombre d’ouvrages défensifs depuis 2014. La Russie a finalement réussi à prendre la poche de Severodonetsk-Lysychansk – une zone un peu moins grande que le Territoire de Belfort –, et à y entrer le 3 juillet, au terme d’environ 80 jours de combat, tandis que les forces ukrainiennes semblaient retraiter en bon ordre pour s’établir en défensive à l’est de Siversk, devenue à son tour une poche. Dans la bande sud prise par la Russie, les forces de Kiev ont poursuivi à l’ouest et au nord-ouest de Kherson, de même qu’au nord-est de Donetsk, une série d’attaques qui ne peuvent être qualifiées de contre-offensives et qui n’ont pas débouché sur d’importantes reconquêtes territoriales.

En revanche, si le renforcement de la poche de Severodonetsk-Lysychansk a pu être critiqué, il a sans doute permis à Kiev de gagner du temps tout en infligeant des pertes aux forces russes. Le volume de ces pertes comme celles subies par les forces ukrainiennes reste inconnu à l’heure d’écrire ces lignes. Le seul indice de la violence des opérations réside dans les déclarations des autorités militaires ukrainiennes, qui indiquaient perdre de 100 à 200 soldats par jour plus fort de la bataille. Le temps gagné a en revanche été mis à profit, permettant de recevoir et de mettre en œuvre les obusiers et lance-­roquettes multiples donnés par les États-Unis et les pays européens. Ces obusiers ont changé la donne, en permettant de mener des tirs à plus longue portée qu’avec les systèmes de 152 mm dont disposait jusque-là l’Ukraine, et l’engagement des M‑142 HIMARS s’est avéré spectaculaire.

Ils ont en effet eu une influence opérative nette. Ils ont été engagés, de nuit, dans des missions de frappe contre les dépôts de munitions russes, mais aussi contre les postes de commandement, dans la grande profondeur des territoires pris par la Russie. Si les dégâts ont été spectaculaires, la précision des frappes a également eu une incidence sur les volumes de feu russes, avec une nette diminution. De fait, il n’y a pas que les stocks qui ont été touchés : ils étaient souvent positionnés à proximité des lignes de chemin de fer, dont l’utilisation est le principal avantage comparatif logistique russe. Il est d’ailleurs assez remarquable de constater que, plus de dix jours après les premières frappes ukrainiennes, la Russie n’était pas en mesure de déplacer ses stocks alors pourtant que le mode d’action se généralisait. Les effets exacts de cette campagne d’interdiction restent à évaluer.

Cependant, on peut estimer que l’Ukraine touche là au centre de gravité opératif russe de cette partie de la guerre. En effet, l’artillerie est un facteur de compensation pour Moscou, devant écraser les positions de Kiev et permettre ainsi à ses BTG (Battalion tactical groups) de progresser. Or ces groupes ont été affaiblis par quatre mois de guerre et, s’ils ont bénéficié de l’ouverture des stocks russes et d’une mobilisation « discrète » à défaut d’être générale, certaines unités russes opèrent très en deçà de leurs normes organiques. Plusieurs de ces BTG opèrent ainsi avec moins d’une centaine d’hommes alors que leur composition théorique est de 800 à 1 000 hommes. Dès lors, l’efficacité des tirs ukrainiens impose à Moscou soit de fixer ses BTG et d’arrêter ses offensives, soit de les exposer alors qu’ils sont plus vulnérables sans leur couverture d’artillerie.

Reste que cette campagne d’interdiction est avant tout une mesure défensive. Elle pour vertu de réduire la pression sur les forces ukrainiennes, qui soulignaient fin mai que la Russie pouvait tirer jusqu’à 60 000 obus par jour, soit 10 fois plus que les forces de Kiev. Mais elle participe aussi d’une vision opérative plus large. La destruction des stocks russes, appuyée sur un flot de renseignements continu, de même que celle des PC, contribue à désorganiser un dispositif russe affaibli par quatre mois de guerre. Autrement dit, elle est non seulement compatible, mais aussi nécessaire à l’engagement de contre-­offensives de grande ampleur. Si des rumeurs en ce sens circulaient fin juin/début juillet et que le ministre ukrainien de la Défense annonçait qu’il disposait d’un million d’hommes prêts à être engagés, rien ne semblait lancé mi-­juillet. Certes, début juin, il y a eu des actions offensives dans les régions de Kherson et de Donetsk. Là aussi, elles permettent de préparer des actions de plus vaste ampleur. Mais la question reste de savoir si, au-delà des déclarations politiques, elles peuvent effectivement être menées…

Pertes visuellement confirmées de l’Ukraine et de la Russie, du 24 février au 15 juillet 2022

Matériel

Russie

Ukraine

Chars

869

205

Blindés

512

110

Véhicules de combat d’infanterie

954

154

Transport de troupes

127

67

MRAP et IMV

141

122

Véhicules du génie

171

19

PC et véhicules de communications

90

5

Mortiers de 120

14

Tubes d’artillerie

205

86

Lance-roquettes multiples

91

20

Artillerie antiaérienne

22

5

Systèmes de guerre électronique

10

1

Radars

11

23

SAM

65

43

Avions

35

38

Hélicoptères

49

11

Drones

95

25

Camions et véhicules non blindés

1 247

307

Navires

10

19

Source : Stijn Mitzer et coll., « Attack On Europe : Documenting Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com/, consulté le 15/07/2022 à 18 h

Guerre en Ukraine. La tentation du relâchement (brève)

La poursuite des opérations par l’Ukraine s’est appuyée sur un important soutien extérieur. Au-delà d’une première phase de la guerre qui avait surtout bénéficié de l’envoi de systèmes d’armement portables et portatifs, la deuxième phase a montré l’importance de l’artillerie. L’entrée dans une logique d’attrition mutuellement imposée augurait une forte consommation en munitions, mais surtout une véritable prouesse. Les stocks de munitions de 122 mm et de 152 mm ukrainiens ayant largement été entamés – et leur disponibilité sur le continent européen étant faible, notamment du fait de l’attaque de dépôts en République tchèque à partir de 2014 –, il a fallu convertir l’artillerie de Kiev au 155 mm. Si environ 300 obusiers ont été donnés (dont pratiquement un quart des CAESAR français) de même qu’une vingtaine de lance-­roquettes multiples et de gros volumes de munitions, une des questions posées concerne la soutenabilité de l’effort.

Sans aide extérieure, l’Ukraine ne pouvait résister longtemps durant la deuxième phase de la guerre – ce qui ne veut pas dire que la Russie aurait été en mesure de l’emporter. Or une combinaison de facteurs pourrait amollir la volonté des États donateurs à soutenir Kiev. L’état des stocks est un premier paramètre, difficilement évaluable. Les États-Unis auraient ainsi offert environ un quart de leur stock de roquettes guidées M‑30 et M‑31 pouvant être tirées par les HIMARS, sachant qu’ils ont une capacité de production annuelle de 9 000 unités, mais que le dernier contrat a été passé le 30 mars 2021. Plus de 200 000 obus de 155 mm ont également été livrés, sachant que les États européens peuvent également ouvrir leurs stocks. Un deuxième paramètre est politique et renvoie à différents aspects. D’abord, les difficultés économiques liées à la forte inflation dans la zone euro, qui pourraient conduire les États à réduire le volume de leurs aides économiques à l’Ukraine, ou encore leurs ambitions en matière d’efforts de défense.

Ensuite, la question des sanctions, notamment sur le gaz russe. Plusieurs analystes estiment ainsi que la pénurie de gaz guette et que si l’été ne la fait pas réellement ressentir, l’automne et l’hiver pourraient s’avérer plus délicats. Là aussi, l’augmentation des prix de l’énergie pourrait jouer un rôle dans la pression des opinions publiques ou des acteurs économiques en faveur d’un relâchement du soutien à l’Ukraine. Du reste, ce soutien est très variable selon les pays européens. Un sondage mené pour le compte du Conseil européen des relations internationales en mai 2022 montre ainsi que si 16 % des Polonais sont en faveur d’un soutien militaire à l’Ukraine (ce qui est qualifié de « camp de la justice »), 52 % des Italiens et 41 % des Français sont en faveur d’une solution négociée (le « camp de la paix »). Dans le même temps, 52 % des Polonais interrogés estiment que leur gouvernement se préoccupe trop de la guerre comparativement aux autres problèmes rencontrés par la population (48 % en Italie, 43 % en France).

Le risque d’une « fatigue de guerre » dans les populations et dans les médias est bien là, qui est susceptible de toucher à son tour les niveaux politiques et de leur faire réviser leur position sur l’Ukraine. À plus long terme se pose également la question américaine, avec en ligne de mire les mid-terms de novembre 2022 puis la présidentielle de novembre 2024. Avec sa loi de prêt-bail, Washington est en pointe dans l’aide militaire et économique à Kiev. Mais bon nombre d’indicateurs montrent une progression politique des conservateurs, et plus particulièrement de leur branche pro-Trump. Si ce dernier semble avoir une position plus favorable que par le passé à l’égard de l’Ukraine, celui qui se qualifiait de « génie très stable » est historiquement prompt aux volte-­face politiques… À voir, là aussi, si un changement de politique américaine est de nature à influencer les États européens.

Obusiers de 155 mm et lance-roquettes multiples à destination de l’Ukraine (29 juin 2022)

Type

Origine

Nombre

Remarques

Obusiers

CAESAR

France

18

Livraisons d’obus LU211, possible livraison d’obus BONUS

M-777A2

États-Unis

111

Au moins 195 000 obus de 155 mm, livraisons d’« obus de précision » de type indéterminé

M-777A2

Canada

4

Nombre inconnu d’obus M-982 Excalibur

M-777A2

Australie

6

Krab

Pologne

72

18 donnés, 54 vendus

PzH2000

Allemagne

10

Possible livraison d’obus SMArt 155

PzH2000

Pays-Bas

8

M-109A3GN

Norvège

22

M-109A4

FTS

20+

Ex-belges, achetés par le Royaume-Uni

FH-70

Italie

?

FH-70

Estonie

?

Zuzana 2

Slovaquie

8

Achetés

Sous-total

279+

Lance-roquettes de 227 mm

M-142 HIMARS

États-Unis

12

Roquettes M-31

M-270B1 MLRS

Royaume-Uni

3

Roquettes M-31

M – 270 MLRS

Allemagne

3

Non encore livrés

M – 270 MLRS

Norvège

3

Seront reconditionnés au Royaume-Uni

Sous-total

21

Source : CAPRI, 2022

Europe. Les effets de la guerre (brève)

La guerre d’Ukraine a produit un effet direct sur les ambitions en matière de défense dans les pays européens. Le changement le plus évident en la matière est la demande de la Finlande et de la Suède de rejoindre l’OTAN. En l’occurrence, la menace de veto turque ayant été écartée lors du sommet de Madrid le 3 juillet, le processus d’adhésion a été rapidement mené. Actuellement, les Parlements des États membres ratifient les signatures nationales obtenues à Madrid. Au 18 juillet, 14 États l’avaient fait. Une fois les ratifications de l’ensemble des membres obtenues, Helsinski et Stockholm seront membres de plein droit de l’organisation. On note qu’entre-­temps le degré de coopération avec les deux futurs membres s’est déjà accru, le Royaume-Uni ayant notamment déployé des chars Challenger en Finlande début mai. Par ailleurs, Vladimir Poutine indiquait qu’il ne voyait pas de problème aux adhésions finlandaise et suédoise.

La Pologne, très volontariste dans son processus de modernisation depuis 2014, annonce également de nouveaux investissements. Si ses dépenses devraient atteindre prochainement 3 % du PIB (elles sont actuellement de 2,1 %), le président du PiS, parti actuellement au pouvoir, Jaroslaw Kaczynski, indiquait dans un discours mi-juillet qu’il désirait les voir passer à 5 %. La Pologne deviendrait ainsi le membre de l’OTAN investissant le plus, toutes proportions gardées, dans sa défense. Surtout, une nouvelle loi adoptée en mars prévoit un doublement des forces armées, de 143 500 (dont 32 000 territoriaux) à 300 000 (dont 50 000 territoriaux). On note que Varsovie a récemment demandé l’autorisation de commander 500 HIMARS (voir DSI no 160).

En Allemagne, un fonds de 100 milliards d’euros destiné à la modernisation de la Bundeswehr avait été annoncé en février. Le 3 juin, il a été approuvé par la Chambre basse allemande. Concrètement, 75 milliards seront destinés à de nouveaux équipements – dont 40,9 pour la Luftwaffe, 20 pour la marine et 16 pour la Heer. Le reliquat devrait permettre de réhabiliter les matériels en parc qui ne sont pas en état opérationnel. Le chancelier Olaf Scholz indiquait dans la foulée du vote que l’Allemagne allait disposer de « la plus grande armée en Europe » – une ambition qui mérite cependant d’être pondérée par un niveau d’activité qui reste très faible comparativement à d’autres armées… mais aussi par les ambitions polonaises.

En France, à la veille du 14 juillet, le président déclarait : « Notre ambition opérationnelle pour 2030 doit être revue pour mieux assurer notre capacité à faire face à la perspective du retour possible d’un affrontement de haute intensité ». Concrètement, face à ce constat, le processus de mise en place d’une nouvelle Loi de programmation militaire (LPM) est déjà engagé. Celle-ci devrait être effective non pas à partir de 2026, mais bien de 2024, s’étirant jusqu’en 2030. Concrètement, l’incitation n’est pas à la baisse des budgets, mais elle implique également des changements dans la conduite de la stratégie des moyens et des habitudes qui y sont liées. Ainsi, « nous allons devoir investir parfois plus vite, plus fort et les industriels devront répondre à ces besoins […] reconstituer plus vite et plus fort certains stocks, savoir produire davantage des matériels […] réinterroger certains choix d’innovation pour remettre en quelque sorte en équilibre, en tension, des objectifs qui peuvent entrer en concurrence : l’innovation la plus extrême et les délais, la capacité à les produire en masse le plus vite possible ». Vaste programme. Au-delà, le chantier implique sans doute une révision générale de la posture géostratégique. Ainsi, il s’agit également de « repenser d’ici à l’automne l’ensemble de nos dispositifs sur le continent africain ».

Outre le cas belge, examiné plus loin dans ce numéro, la situation conduit à des ajustements de la politique de défense en Lettonie. Le président letton milite ainsi pour une réintroduction du service militaire obligatoire, qui avait été abandonné en 2007. Dans le même temps, les dépenses de défense, actuellement de 2,5 % du PIB, seront poussées à 3 %. Ces travaux devraient être achevés à la fin de cette année, ce qui permettrait un examen au Parlement début 2023. Début mars, le Danemark annonçait également une hausse de son budget – de manière à atteindre 2 % du PIB en 2033 – tout en augmentant de 2,4 milliards d’euros celui de 2023 et en abandonnant son opting-out en matière de Politique de sécurité et de défense commune. Des annonces d’accroissement étaient également effectuées début mars en Autriche, en Roumanie, en République tchèque ou encore en Slovénie.

OTAN. Nouveau Concept stratégique et changements de posture (brève)

Tenu dans le contexte de la guerre d’Ukraine et s’achevant le 30 juin, le sommet de l’OTAN de Madrid a débouché sur plusieurs décisions. C’est évidemment le cas pour l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’organisation, signée par tous les pays membres, et en attente de ratification par les Parlements nationaux. Le sommet a également vu la participation des chefs d’État ou de gouvernement ukrainien, japonais, australien, néo-­zélandais et sud-­coréen, avec l’ambition de renforcer les partenariats et les coopérations avec ces États. Il a également vu l’adoption du nouveau Concept stratégique, mais aussi la plus importante réforme du dispositif de forces depuis la fin de la guerre froide.

Le nouveau Concept stratégique, dont le processus d’élaboration avait commencé en juin 2021, a été adopté. Sur la forme, il est plus resserré, passant de 42 pages (2010) à 14 (2022). Sur le fond, il ne rompt pas nettement avec la précédente édition – la première tâche reste la dissuasion et la défense, les autres étant la prévention et la gestion des crises et la sécurité coopérative –, mais montre des évolutions sur le déclaratoire. La Russie est ainsi présentée pour la première fois comme la « menace la plus importante et la plus directe » (elle était précédemment une « partenaire »). De même, « les conflits en Afrique et au Moyen-Orient ainsi que la fragilité et l’instabilité de ces régions compromettent directement notre sécurité et celle de nos partenaires » et « le terrorisme, sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations, est la menace asymétrique la plus directe pour la sécurité de nos concitoyens ». Le cyber, le spatial et les technologies émergentes sont également traités.

La Chine fait une apparition plus marquée. Elle « affiche des ambitions et mène des politiques coercitives qui sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs. Elle recourt à une large panoplie d’outils politiques, économiques et militaires pour renforcer sa présence dans le monde et projeter sa puissance ». Dès lors, « nous demeurons disposés à interagir avec la République populaire de Chine de façon constructive, notamment au profit d’une plus grande transparence mutuelle […] Nous défendrons les valeurs que nous partageons, de même que l’ordre international fondé sur des règles, y compris la liberté de navigation » – un sujet évidemment sensible au vu des rivalités et des incidents en mer de Chine méridionale. À la fin, le propos se durcit : « Nous allons renforcer sensiblement notre posture de dissuasion et de défense afin de priver tout adversaire potentiel de toute occasion d’agression. »

Plusieurs annonces d’ampleur ont également été faites lors de ce sommet. D’abord, sur le système de forces, avec la transformation « où et quand c’est requis » des battlegroups actuellement déployés à l’est en brigades. Ensuite, le modèle de forces de l’OTAN évolue. L’actuelle NRF (NATO response force) peut ainsi déployer 40 000 personnes en moins de 15 jours, mais il est à présent question de 300 000 personnes (100 000 en dix jours et 200 000 en 10 à 30 jours). Les forces nationales seront par ailleurs préaffactées à des pays de l’Est. Enfin, le prépositionnement de matériel sera accru. La nouvelle posture a également une incidence sur la présence américaine en Europe, avec, là aussi, plusieurs décisions : établissement d’un quartier général permanent en Pologne pour le Ve Corps américain ; déploiement d’une brigade supplémentaire, en Roumanie, sur la base de rotations ; accroissement des volumes de forces en rotation dans les pays baltes ; passage de quatre à six des destroyers basés en Espagne et servant à la défense antimissile ; positionnement de deux escadrons de F‑35 au Royaume-­Uni ; positionnement de systèmes de défense aérienne en Allemagne et en Italie.

DSI n°162, novembre-décembre 2022, bouclé le 17 septembre

Guerre d’Ukraine. Quel art opératif ? (brève)

Depuis le 24 février 2022 et le début de l’invasion, la Russie a dû abandonner plusieurs axes de progression. Les grandes villes du nord, capitale comprise, ont pu être dégagées. La deuxième phase de la guerre, centrée sur le saillant de Sloviansk/Kramatorsk, a vu une progression russe contenue, si bien que le saillant n’a jamais été pris. À son extrémité, la zone de Severodonetsk/Lysychansk était en revanche contrôlée début juillet, mais à l’exception de quelques avancées dans la région de Bakhmut en octobre, la Russie a largement atteint son point culminant. À ce moment, une troisième phase commence lorsque l’Ukraine s’engage dans une campagne de frappe sur les appuis dans la profondeur du dispositif russe, ciblant les dépôts de munitions, les bases aériennes, les postes de commandement, les nœuds ferroviaires russes, mais aussi les quatre ponts sur le Dniepr reliant l’ouest et l’est de l’oblast de Kherson.

Le 29 août, une contre-­offensive est lancée dans la direction de Kherson – là où les autorités ukrainiennes avaient sous-­entendu qu’elle aurait lieu –, marquant le début d’une quatrième phase de la guerre. Elle permet d’encaisser les bénéfices de l’isolation de la partie ouest de l’oblast. Après une série d’incursions, les progressions semblent stagner face à une défensive ferme. De fait, même après le lancement de la campagne d’interdiction de la zone, les Russes n’ont cessé de la renforcer, Vladimir Poutine excluant un retrait. Les progressions reprennent à partir du 3 octobre, voyant la reprise, en une semaine environ, de 1 000 km2. Concrètement, le nord-est du dispositif russe s’est effondré, avec une tentative de réarticulation sur une ligne défensive.

Surtout, dès le 7 septembre, l’Ukraine engage au moins quatre brigades de mêlée et d’infanterie mécanisée au sud-est de Kharkiv, en particulier vers Balakiia, dans une zone moins densément occupée par des forces russes, qui en ont réalloué une partie vers Kherson. La progression est alors très rapide, voyant la prise du nœud routier et ferroviaire de Kupiansk le 10 septembre. La ville, sur la rivière Oskil, commande notamment tout le soutien d’Izium – prise le 11 septembre –, mais aussi un franchissement vers l’est de l’Oskil. La progression ukrainienne s’effectue également par le sud et plusieurs franchissements du Siversky Donets ont lieu dès le 7 septembre, avec une série de poussées qui permettent de s’installer solidement au nord de la rivière.

La combinaison de ces actions, depuis Izium et le nord du Siversky Donets, permettra de prendre Lyman le 1er octobre. Plusieurs directions se développent alors : vers l’est et Kreminna ; vers le nord-est, en direction de la rivière Zherebets ; vers le nord, le long de l’Oskil, en remontant vers Kupiansk ; depuis Kupiansk vers le sud, le long de l’Oskil. La jonction entre ces deux derniers axes est établie le 9 octobre. Le but premier de ces différentes actions est la ville de Svatove, centre logistique majeur dont les communications commandent pour partie la zone Severodonetsk/Lysychansk. Ces dernières sont par ailleurs menacées plus au sud par une progression vers Kreminna qui, comme à Lyman, ne cherche pas à entrer dans la ville, mais à l’encercler partiellement. Cette technique a pour effet de faire s’épuiser les défenseurs qui, lorsqu’ils battent en retraite, sont ensuite détruits à l’artillerie.

En un peu plus d’un mois de temps, les gains ukrainiens sur le théâtre nord – celui situé au nord de la république séparatiste de Louhansk – ont été importants : un gros tiers environ de sa superficie, compte également tenu du retrait des troupes russes qui étaient encore présentes au nord et au nord-est de Kharkiv. Le succès est majeur à deux égards. D’une part, il permet aux forces ukrainiennes de se positionner adéquatement en direction de Svatove et, plus à l’est, de Starobilsk – et donc d’être en mesure d’isoler à terme de gros volumes de forces dans le Donbass. Par ailleurs, menées sur un haut tempo, les progressions ukrainiennes ont brusqué les forces russes, qui ont cherché à se réarticuler derrière la rivière Krasna, et devant Svatove. D’autre part, la Russie a abandonné de gros volumes d’équipements, et notamment de munitions, utilisables par l’Ukraine.

Au bilan opératif, l’Ukraine est dans une dynamique favorable, gagnant et conservant l’initiative sur les deux théâtres et infligeant des pertes à la Russie. Ces dernières, comme les pertes ukrainiennes, sont difficilement quantifiables. Pour autant, les gains territoriaux, une logistique bien rodée, un commandement capable de mener des planifications complexes, le maintien du moral, l’appui en armements occidentaux – et en renseignement – et l’état général de forces russes, toujours aussi incapables d’utiliser leur aviation tactique, permet d’obtenir des effets très significatifs, y compris politiquement.

Pour quelle suite des opérations ? Le sort du théâtre sud est à bien des égards lié à celui du nord, là où les progressions ont été les plus notables. Une fois repris, on peut penser qu’une concentration des forces ukrainiennes pourra s’opérer dans le sud, notamment dans la zone courant d’Enorgodar à Donetsk, particulièrement calme depuis fin août. Du reste, les frappes dans la profondeur sur les lignes logistiques russes – en particulier les ferroviaires – n’ont jamais cessé dans le sud et ont pris une forme spectaculaire avec la frappe sur le pont de Crimée, le 8 octobre. Combinant une double voie ferroviaire – structurellement touchée par l’incendie de wagons de carburant – et une route à quatre voies (dont deux sont inutilisables), il est le seul lien sécurisé entre la Russie et le théâtre sud. Une réaffectation des forces du théâtre du nord vers celui du sud se fera donc contre une organique déjà fragilisée et l’on peut estimer que la chute du théâtre nord sera l’effet majeur opératif de la guerre.

Guerre d’Ukraine. La Russie peut-elle dépasser son point culminant ? (brève)

Sur le plan stratégique cette fois, les mois d’août, de septembre et d’octobre ont été marqués par plusieurs annonces et actions qui ne seront pas sans incidences sur la conduite des opérations sur le plan opératif. Dès juillet, la Russie atteignait ainsi son point culminant, ne progressant plus que très marginalement dans la zone de Bakhmut, tout en subissant une attrition forte alors que, dans le même temps, les forces ukrainiennes connaissaient un processus de renforcement, matériel comme humain (formations à l’étranger). Dès lors, comment la Russie cherche-t‑elle un dépassement de son point culminant ?

La Russie a annoncé une mobilisation partielle le 21 septembre, les décrets autorisant l’incorporation de jusqu’à 1,3 million d’hommes, à charge pour les régions de les sélectionner. Cependant, menée de manière indiscriminée au regard des qualifications et des états de service militaires, elle a surtout abouti à engorger un dispositif russe qui n’était pas prêt à les accueillir. Au-­delà du fait que les brigades permettant en temps normal la formation des conscrits ne sont pas adaptées à de tels volumes de forces (et alors que la vague de conscription d’automne se profilait au moment de l’annonce du Kremlin), bon nombre de formateurs étaient toujours engagés en Ukraine. Les durées des formations initiales apparaissent ainsi, pour l’heure, réduites à quelques jours, aucun entraînement au niveau des unités n’étant conduit.

La mobilisation aura des conséquences sur l’armée russe, à plusieurs niveaux. Arrivés sur le théâtre, ces hommes sont peu encadrés – les taux de pertes en officiers sont élevés, et il n’existe toujours aucun corps de sous-­officiers – et ils génèrent des besoins logistiques au-delà des capacités d’une armée structurellement dépassée en la matière. Il leur est par ailleurs demandé de s’équiper eux-­mêmes pour les impedimenta (sacs de couchage, sacs à dos, sous-vêtements, matériel médical et médicaments, petit matériel de protection…), dès lors qu’ils ne reçoivent que leur arme et leur uniforme. Le moral de ces hommes est néanmoins très variable. On peut donc douter de l’efficacité militaire de cette mobilisation, qui pourrait causer à l’armée russe plus de problèmes qu’elle ne peut en résoudre.

Les effets de cette mobilisation pourraient aussi dépasser largement le seul domaine militaire. On estime ainsi que 360 000 Russes ont quitté le pays dans les premiers jours de la mobilisation. Plusieurs métiers, dans l’enseignement ou l’industrie de défense, devraient être affectés. De même, certaines républiques fédérées ont été délibérément ciblées plus que d’autres – or elles sont déjà particulièrement mobilisées pour les levées de conscription et supportent déjà l’essentiel des pertes russes au combat. Autrement dit, la perception politique de ces entités (et de leurs citoyens) à l’égard de Moscou pourrait sensiblement évoluer.

Une autre manière de dépasser le point culminant est de faire appel aux alliés de Moscou. En l’occurrence, la Biélorussie a annoncé intégrer des forces dans un groupe de forces conjoint avec la Russie. Elle a mené à plusieurs reprises des exercices de déploiement à la frontière ces derniers mois, avec pour effet de fixer des forces ukrainiennes qui ont, par ailleurs, été capables d’y conduire une série d’exercices – démontrant une économie des forces stratégiques et la prise en compte de l’hypothèse d’une réouverture de l’axe nord. Un engagement des forces biélorusses n’aurait probablement pas d’incidences majeures sur la suite des opérations, tant le niveau global de cette armée est peu important. Du reste, ce qui a été observé au moment de l’écriture de cet article (14 octobre) est la circulation de trains chargés de matériels vers l’est, possiblement afin de renforcer le Donbass. Des envois de munitions vers la Russie avaient déjà été constatés ces derniers mois.

Une troisième voie est de jouer l’escalade pour tenter de créer une pression en faveur de la conduite de négociations. Si les villes ukrainiennes ont été ciblées dès le début du conflit, l’attaque sur le pont de Crimée a fourni à Moscou le prétexte au déclenchement d’une campagne de frappes stratégiques systématique. Ciblant les villes et les infrastructures énergétiques, elle a vu l’engagement de la DA (aviation à long rayon d’action) et le tir de nombreux missiles de croisière Kh‑101, Kh‑555, Kh‑22/32 et Kalibr, cette fois depuis la mer. Cependant, ces actions se heurtent à plusieurs obstacles. D’une part, classiquement, la réussite de ces campagnes est directement corrélée au niveau de résilience de l’acteur ciblé ; or ce dernier est historiquement important au regard des bombardements stratégiques. C’est d’autant plus le cas pour l’Ukraine que tout effet de surprise – central en résilience – est perdu et que les réseaux ont une bonne redondance. D’autre part, les stocks de munitions russes diminuent fortement.

Si l’on voit mal comment ces différentes actions peuvent avoir une incidence sur le dépassement du point culminant russe, la question du nucléaire comme facteur de déblocage se pose également. Elle ne va pas de soi, notamment parce que la Russie ne dispose plus, comme à l’époque soviétique, d’une doctrine en matière d’armes tactiques. Un usage à proprement parler tactique, comme durant la guerre froide, ambitionnait de créer une brèche dans le dispositif adverse, ensuite exploitée par l’engagement d’un groupe de manœuvre opérationnel équivalent à un corps d’armée. Or la structure des actions ukrainiennes offre peu de cibles pertinentes suivant cette conception. Et quand bien même l’Ukraine offrirait une telle concentration de forces, la Russie ne dispose plus d’un volume adéquat de forces pour l’exploiter.

Reste la question d’une ou de frappes nucléaires à visée, cette fois, stratégique. Elle ne peut pas être totalement écartée : le ciblage d’une ville ou d’une région d’Ukraine peut permettre de réassurer la posture russe – dont les forces conventionnelles fondent – en particulier face à la Chine ; d’adresser un message de type « escalader pour désescalader » alors que la Russie considère qu’elle est en guerre contre l’OTAN ; ou plus prosaïquement par erreur de calcul. À cet égard, un article publié par le chef d’état-­major ukrainien et le premier vice-­président de la commission de la défense de la Rada ukrainienne donne une indication sur la posture de Kiev, au détour de considérations de stratégie théorique. Outre que la possibilité d’un usage du nucléaire russe est ouvertement évoquée, elle est aussi assumée comme n’étant pas de nature à altérer les objectifs de la guerre affichés. Reste cependant à voir si un ordre donné par le Kremlin serait effectivement exécuté par une hiérarchie militaire qui a en sa possession les codes de lancement comme les canaux de communication vers les unités. Elle a historiquement démontré qu’elle pouvait ne pas respecter les ordres, les actions en 1991 du général Surovikin, nouveau commandant russe du théâtre ukrainien, en étant la preuve.

Quelques éléments du parc russe d’active (armée de terre, VDV, infanterie de marine) et pertes visuellement constatées durant la guerre d’Ukraine au 15 octobre 2022

Catégories

Parc d’active (janvier 2022)

Pertes constatées

Remarques

MBT

3 417

1 337

BMP-1/2/3

4 400

981

BMD-1/2/3/4

1 351

212

BTR-80A/82

1 970

282

MTLB/BTR-60/70/80

6 450

599

BTR-D/MDM

822

71

MLR (tous types)

1 011

137

Artillerie 152 mm

2 094

240

Autopropulsé et tracté

SA-8/15/19/22

682

48

SA-11/17/27

350

23

Ka-52 Hokum

133

22

Mi-28 Havoc

103

6

Mi-24/35 Hind

163

8

Sources : Military Balance 2022 ; Stijn Mitzer et coll., « Attack On Europe : Documenting Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com/, consulté le 15/10/2022 à 14 h 30

Guerre d’Ukraine. Les effets en Europe (brève)

La posture de défense de la plupart des États européens continue d’être affectée par la guerre d’Ukraine. Au-delà des annonces déjà effectuées, la période est à la préparation des budgets de défense pour 2023, avec plusieurs déclarations. La Norvège indique ainsi qu’elle augmentera son budget de 10 %, le portant à environ 7,2 milliards de dollars, essentiellement au profit de ses stocks de munitions, de sa garde nationale et de son renseignement. L’Espagne a également annoncé une hausse de 25 % de ses dépenses militaires – elles sont actuellement à 1,01 % du PIB – avec pour objectif d’atteindre les 2 % en 2030. Le ministre de la Défense estonien a quant à lui indiqué que les dépenses de défense devraient atteindre 3 % du PIB en 2024 – elles sont actuellement de l’ordre de 2,3 % du PIB. Le Danemark annonce quant à lui 5,5 milliards d’investissements en vingt ans au profit des capacités navales.

La Pologne est quant à elle dans une phase de montée en puissance marquée depuis plusieurs années. Celle-ci se poursuit et se traduit par des dépenses de défense prévisionnelles de 20,66 milliards de dollars pour l’année 2023, qui correspondraient à 3 % du PIB. Au-­delà des contrats récemment passés pour de gros volumes de chars (366 M‑1 Abrams, 900 K‑2) et d’artillerie (672 K‑9 et 48 Krab, la volonté d’acheter 500 M‑142 HIMARS), Varsovie ambitionne d’acquérir 96 hélicoptères de combat, quadruplant ainsi ses capacités actuelles. Surtout, le président polonais a indiqué avoir eu des discussions avec des responsables américains non précisés autour du positionnement d’armes nucléaires américaines sur place, a priori sous le régime de la double clé. La Pologne disposerait ainsi de tous les atours symboliques d’une puissance majeure au sein de l’OTAN – et d’un poids des forces conventionnelles que seule la Turquie pourrait lui disputer sur le continent.

Dans le même temps, la France achève également une transition stratégique. Mi-­août, les derniers soldats français quittaient le Mali dans un contexte de dégradation de la situation sécuritaire, aggravée par un nouveau coup d’État au Burkina Faso, où la présence djihadiste est de plus en plus notable. Le 26 septembre, une attaque y faisait ainsi 37 morts. Redéployée au Niger, « Barkhane » est une opération reposant sur le pari que le temps gagné à se battre contre les djihadistes permettrait aux États de la région de se reprendre en main sécuritairement. Ce qui passait notamment par une coopération internationale institutionnalisée via le G5 Sahel… dont le Mali s’était retiré en mai. Neuf ans après le lancement de « Serval », le pari a été perdu et le sentiment antifrançais, attisé par la Russie, n’a sans doute jamais été aussi important depuis trente ans – y compris d’ailleurs au Niger. En fin de compte, l’avenir de la situation stratégique dans la région laisse sceptique.

En Europe, Paris, cherche à s’adapter aux nouvelles réalités stratégiques, au-­delà du changement de posture vers la haute intensité et alors que le Projet de loi de finances pour 2023 acte bien une augmentation de 3 milliards d’euros du budget de défense, à 43,9 milliards d’euros hors pensions. Au regard de l’Ukraine également, c’est le cas pour les dons en armements – la France est ainsi la troisième contributrice à l’Ukraine en artillerie derrière la Russie et les États-­Unis –, mais aussi en termes de déploiements. En Roumanie, 12 Leclerc et des VBCI vont ainsi renforcer la mission « Aigle », des renforcements en infanterie devant par ailleurs rejoindre l’Estonie. Paris a également mis en place un fonds de 100 millions d’euros permettant à l’Ukraine d’acheter les équipements qu’elle désire auprès d’industriels français. Malgré tout, face à l’activisme américain, britannique ou polonais, la France semble à la traîne, peinant à faire reconnaître ses apports par ses alliés. Et ce, alors que la guerre d’Ukraine rebat les cartes des influences et des équilibres sur le continent européen.

La grande affaire reste cependant les déclarations du président Macron le 12 octobre, indiquant qu’il n’y aurait pas de riposte nucléaire à un usage du nucléaire par la Russie en Ukraine « ou dans la région ». C’est ce dernier point qui pose un problème : si l’on imagine mal risquer Paris pour Svatove, « la région » comprend plusieurs États membres de l’OTAN et de l’Union européenne. Certes, la dissuasion est une affaire nationale et la France n’est pas membre du groupe des plans nucléaires de l’Alliance – et n’est donc théoriquement pas intégrée dans ses planifications –, mais la doctrine française postule également que les pays européens font partie du périmètre des « intérêts vitaux »…, un terme qui n’a pas été utilisé dans l’interview, au contraire des « intérêts fondamentaux », terminologie qui, elle, n’est pas présente dans la doctrine. Faut-il y voir un jeu autour de l’ambiguïté, au risque de susciter l’incompréhension alliée… et de laisser penser à Vladimir Poutine qu’existerait une neutralité nucléaire française ? Ou bien a‑t‑on eu affaire à une communication non maîtrisée ? En tout état de cause, les débats en la matière ne manqueront probablement pas.

En outre, d’autres initiatives à l’égard de l’Ukraine se sont fait jour. L’Union européenne a ainsi décidé de mettre en place une mission de formation au profit de 15 000 soldats ukrainiens. Son quartier général sera établi en Pologne – où nombre de formations sont déjà assurées – les entraînements à proprement parler se déroulant dans les pays participants. Restent également d’autres adaptations de posture. Le Royaume-­Uni, qui avait déjà décidé de l’achat d’une capacité de surveillance des fonds marins dans le cadre de l’Integrated Review of Security, Defence, Development and Foreign Policy, force la marche. Ainsi, le 2 octobre, il a annoncé l’acquisition de deux Multi-­role ocean surveillance ships dotés de drones sous-­marins, le premier devant entrer en service dès 2023. Le timing de cette annonce n’est évidemment pas neutre : il suivait de près les quatre explosions qui ont rendu inutilisables les pipelines Nordstream 1 et 2 le 26 septembre.

DSI n°163, janvier-février 2023, bouclé le 21 décembre

Guerre d’Ukraine. Le rôle de l’attrition (brève)

Les derniers points de situation publiés dans nos pages l’avaient été alors que l’automne et ses pluies n’avaient pas encore précipité leurs conséquences en Ukraine. De fait, le facteur météorologique est essentiel pour comprendre la dynamique d’opérations entravées par la boue et l’attente d’un gel continu des sols. À l’heure d’écrire ces lignes (20 décembre), il est attendu pour la toute fin de l’année, que ce soit au nord (vers Kreminna et Svatove), dans l’est (la zone de Bakhmut) ou encore dans la bande sud. Comme anticipé dans notre dernier numéro, la Russie n’a pas été en mesure de dépasser son point culminant et de regagner en initiative. Depuis la fin octobre, les différents théâtres sont ainsi marqués par une suite d’attaques et de contre-­attaques localisées, le plus souvent non décisives, dans le contexte plus large d’une densification des positions défensives russes et de violents échanges d’artillerie.

Une relocalisation des actions les plus importantes s’est cependant manifestée. La zone de Bakhmut et ses environs (Soledar…) comme celle de Pavlivka ou de Marinka a ainsi vu une concentration de forces russes, mais qui, là non plus, ne se sont pas avérées décisives en termes de gains territoriaux. La décision peut en revanche se jouer sur un autre plan – celui des capacités. Les forces russes comme ukrainiennes sont lourdement engagées dans ces zones, avec des combats particulièrement violents et mobilisant d’importants volumes de feu. Ce qui est devenu le principal sous-­théâtre de la guerre, à partir de fin octobre, a cependant vu des actions russes nombreuses, mais assez erratiques, avec des assauts à pied, généralement peu soutenus par des appuis de blindés et le plus souvent contrés par l’artillerie. À Pavlivka, ce qui restait des 40e et 155e brigades d’infanterie navale russes a été décimé[7].

La seule exception à cette guerre de position est la zone de Kherson. Le 29 août, l’armée ukrainienne avait engagé une série d’opérations dans les seules zones prises par la Russie à l’ouest du Dniepr. L’attention des commentateurs s’était ensuite portée sur la zone de Kupiansk, mais l’Ukraine avait poursuivi ses efforts, de manière moins marquée, tout en continuant la campagne d’interdiction par artillerie interposée dans la grande profondeur du dispositif russe. En effet, depuis le début de l’été, postes de commandement, dépôts de munitions, lignes de chemin de fer et – surtout – les deux ponts routiers et les deux ponts ferroviaires au-­dessus du Dniepr n’ont pas cessé d’être frappés. Finalement, après un premier retrait russe, c’est tout le dispositif de Moscou qui a été replié à l’est, l’annonce étant faite par Moscou le 9 novembre – d’ailleurs en plus ou moins bon ordre, notamment à cause de la prise de presque toutes les embarcations et tous les bacs et pontons dans les zones tenues par les Russes.

Au bilan, les opérations du 29 août au 9 novembre ont permis à l’Ukraine de reprendre l’équivalent de 50 % de la superficie conquise par la Russie depuis le 24 février – et environ 37 % si l’on compte la superficie des territoires de la Crimée et des républiques séparatistes. Mais au-­delà, la question principale reste celle des capacités comparées des belligérants au terme de près de dix mois de guerre. L’Ukraine poursuit sur la voie du blocus informationnel, ne communiquant pas sur ses pertes réelles en personnels ou en matériels – certes documentés via le site Oryxspioenkop, mais sans doute avec une forte sous-­estimation des pertes réelles. Dans le même temps, elle poursuit la formation de ses conscrits tout comme elle continue de bénéficier de formations à l’étranger. Elle semble également veiller de près aux rotations de ses unités sur le terrain. Dans le cas russe, les pertes matérielles visuellement constatées continuent de s’accumuler (voir tableau). C’est également le cas pour les personnels. Ainsi, au 15 décembre la mort de 1 560 officiers était documentée – ce qui ne représente là aussi qu’un chiffre minimum.

Quelques éléments du parc russe d’active (armée de terre, VDV, infanterie de marine) et pertes visuellement constatées durant la guerre d’Ukraine au 20 décembre 2022

Catégories

Parc d’active (janvier 2022)

Pertes constatées

MBT

3417

1579

BMP-1/2/3

4400

1236

BMD-1/2/3/4

1351

273

BTR-80A/82

1970

421

MTLB/BTR-60/70/80

6450

713

BTR-D/MDM

822

83

MLR (tous types)

1011

160

Artillerie 152 mm

2094

308

Autopropulsé et tracté.

SA-8/15/19/22

682

55

SA-11/17/27

350

23

Ka-52 Hokum

133

28

Mi-28 Havoc

103

11

Mi-24/35 Hind

163

11

Sources : Military Balance 2022 ; Stijn Mitzer et coll., « Attack On Europe : Documenting Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com/, consulté le 20/12/2022 à 12 h

La question est finalement celle de l’aptitude à poursuivre les opérations, d’un côté comme de l’autre. Pour Kiev, la question est moins humaine que matérielle. Les transferts de systèmes d’armes vers l’Ukraine ont été assez peu importants depuis mars : un peu plus de 300 chars, environ 250 véhicules de combat d’infanterie, environ 500 transports de troupes, 580 MRAP, un peu plus de 400 obusiers (en dehors de ceux commandés par Kiev et non encore reçus) et une trentaine de systèmes MLRS ou HIMARS. Mais la vraie question est celle des munitions, en particulier pour l’artillerie, dont la consommation est particulièrement élevée. Le gros de l’effort connu est provenu des États-­Unis, mais les stocks y diminuent – de même qu’en roquettes GMLRS, dont un tiers environ auraient été consommées. Or, pour l’heure, les productions ne compensent pas les consommations…

Pour Moscou, la question est moins matérielle qu’humaine. Si l’ouverture des stocks n’a pas débouché sur une déferlante de matériels, la question des munitions se pose de manière moins aiguë, exception faite des stocks de missiles à longue portée. Dans le même temps, la Russie semble avoir tiré les leçons des mois d’été, déplaçant hors de portée des HIMARS bon nombre de ses stocks. En revanche, la qualité des soldats mobilisés s’est, sans surprise, montrée déficitaire. En l’absence d’une rectification de l’encadrement et de la formation, la nouvelle vague de 200 000 à 300 000 mobilisés évoquée par les autorités ukrainiennes et devant assurer de nouvelles offensives au printemps ne devrait pas être militairement plus pertinente. En fait, bon nombre de brigades qui disposaient de l’équivalent de deux groupes bataillonnaires les ont effectivement engagés et n’ont plus la capacité de former les mobilisés et de les intégrer dans des ensembles cohérents. La nomination du général Surovokin, de ce point de vue, n’a pas réellement provoqué d’inflexions majeures sur la gouvernance des forces russes.

Guerre d’Ukraine. Le tournant stratégique des opérations (brève)

Si les deux derniers mois ont surtout été marqués par des actions tactiques, après les actions opératives de septembre et d’octobre, la guerre s’est également épanouie sur le plan stratégique à au moins deux égards. D’une part, sur le plan naval. Le 29 octobre, la marine ukrainienne a lancé une attaque par le biais de drones de surface vers la base de Sébastopol. Si l’un d’eux a été détruit, au moins deux autres semblent avoir fait mouche, sur un dragueur de mines de type Natya dans la rade du port, mais aussi contre une frégate de classe Grigorovitch. L’étendue des dégâts sur cette dernière comme sur la base reste difficile à évaluer. En l’occurrence, une campagne de financement participatif pour la construction en masse de ces drones (voir DSI, hors-série no 87 pour une analyse plus détaillée) a été lancée.

Surtout, la campagne aérienne stratégique russe a retenu l’attention. Ciblant clairement l’infrastructure énergétique du pays, elle est de nature douhétienne, visant à faire plier les populations. Techniquement parlant, elle a produit des résultats plus ou moins durables en fonction des cibles touchées – avec parfois d’importants black-out qui ont eu des effets en cascade sur la distribution de gaz et d’eau. Stratégiquement cependant, ses effets ne sont pas avérés pour l’heure. De fait, aucune campagne douhétienne n’a, à travers l’histoire, permis de « retourner » une population contre ses dirigeants ni affaibli la volonté de combattre ou le soutien populaire aux opérations militaires.

La campagne a cependant eu des effets induits. D’une part, une forte consommation de missiles de croisière russes, qui a été couplée à des achats de munitions rôdeuses en Iran – réduisant donc les liquidités russes. Environ 1 000 de ces différents systèmes auraient été lancés par la Russie, les attaques se produisant par vagues espacées de quelques jours. D’autre part, ces actions ont provoqué une importante consommation de missiles surface-­air ukrainiens – sachant que peu de systèmes de moyenne et de longue portée ont été donnés à Kiev et que ses propres stocks ont diminué au fur et à mesure de la guerre. À plus long terme, cette réduction capacitaire dans le domaine antiaérien pourrait être exploitée par l’aviation russe – si du moins elle est mieux intégrée aux opérations, sa relative absence étant l’un des mystères les plus étonnants de la guerre.

L’Ukraine, cependant, n’est pas restée inactive. C’est le cas à deux égards. D’une part, le 5 décembre, les bases aériennes de Saratov et Ryazan, utilisées par la DA (aviation stratégique russe) notamment pour attaquer l’Ukraine, ont été frappées par des drones. Au moins un Tu‑22M aurait été endommagé et probablement un Tu‑95. Concrètement, des drones de reconnaissance Tu‑141 ou Tu‑143 reconvertis en missiles de croisière de fortune ont probablement été utilisés, peut-­être en conjonction avec des forces spéciales pour le guidage terminal. Reste cependant à voir combien de ces systèmes pourront être utilisés et s’ils seront en mesure de produire des effets militaires autres que symboliques. D’autre part, la Russie a toujours, depuis le début de la guerre, subi des incendies sur des installations liées à l’effort de guerre. Si un certain nombre peuvent être imputables à des accidents, d’autres pourraient en revanche renvoyer à des actions clandestines. Récemment, cela a été le cas sur des pipelines, des installations énergétiques, des dépôts de munitions en Russie, voire des dépôts de supermarchés où semblent s’approvisionner en équipements chauds des mobilisés. L’histoire de ces opérations et leur amplitude reste à écrire.

Europe. La Pologne, première puissance militaire de l’UE ? (brève)

Les lecteurs de nos pages « contrat » n’auront pas manqué de le constater, la Pologne a multiplié les contrats d’armement ces derniers mois, avec des volumes de commandes inédits pour un État européen depuis la guerre froide. Varsovie a voulu rapidement monter en puissance sur une série de secteurs-clés : chars de bataille, artillerie, aviation et capacité de combat naval (sur ces deux derniers aspects, voir notre tableau de bord en p. 46). Et cela n’aura pas traîné : à peine une première tranche d’un contrat pour 672 obusiers K9 et K9PL était-­elle signée (27 juillet) que les premiers exemplaires étaient présentés au public (12 octobre). Le 6 décembre, les premiers arrivaient en Pologne, en même temps que les premiers chars K2. Pratiquement, les 48 premiers obusiers ont été prélevés sur les matériels en dotation de l’armée sud-­coréenne. Au passage, on remarque le rôle joué par une industrie sud-­coréenne en plein essor et qui avait déjà bénéficié de commandes d’obusiers ailleurs en Europe.

Les récentes commandes polonaises de matériels majeurs*

Origine

Type et nombre

Remarques

États-Unis

250 M‑1A2 SEPv3

116 M‑1A1

Occasion

Corée du Sud

180 K2

En partie prélevés sur les stocks sud-coréens

820 K2PL

Seront construits sur place

Total chars

1 366

Pologne

1 400 Borsurk

Total IFV

1 400

Corée du Sud

218 K239 Chunmoo

États-Unis

486 HIMARS

18 M-142, 468 lanceurs à adapter sur camions polonais, environ 9 000 GMLRS et 45 ATACMS.

Total LRM

704

Pologne

48 Krab

Corée du Sud

48 K9A1

Prélevés sur les stocks sud-coréens

624 K9PL

Seront construits sur place

Total obusiers

720

Italie

32 AW149

Assemblage local, attaque légère/reconnaissance

États-Unis

? AH‑64E

Jusqu’à 96 en cours de négociation

Total hélicoptères

128 ?

* Tableau modifié le 27/04/23 pour tenir compte des commandes de Borsurk et de la conclusion des négociations sur les HIMARS.

DSI n°164, mars-avril 2023, bouclé le 21 février 2023

Guerre d’Ukraine. Les enjeux opératifs (brève)

Entre la mi-décembre 2022 et la mi-février 2023, la guerre d’Ukraine a été marquée par deux grandes catégories d’évolutions. D’une part, l’essoufflement de la campagne aérienne stratégique russe contre les infrastructures ukrainiennes. Les opérations conduites par vagues plus ou moins massives de missiles de croisière russes ou iraniens se sont ainsi raréfiées dès janvier, s’espaçant et voyant de moins en moins de munitions tirées. Sans surprise, le bilan de ces actions est faible : certes, bon nombre d’infrastructures ont été touchées et, un temps, des ruptures d’approvisionnement majeures ont été observées à travers le pays. Mais outre que les réparations ont été effectuées et que l’Ukraine a bénéficié de l’assistance internationale pour certains composants clés, les frappes n’ont pas eu d’effets stratégiques. Elles n’ont ainsi pas entamé la détermination des Ukrainiens ou de leurs dirigeants politiques. En revanche, elles ont clairement joué un rôle dans la mobilisation internationale en faveur de la livraison de systèmes antiaériens, y compris de moyenne portée (Patriot, Mamba) – qui seront évidemment utiles pour la couverture des opérations.

D’autre part, depuis décembre, la Russie s’est engagée dans une stratégie visant à disperser les forces ukrainiennes sur différents points de fixation : la frontière avec la Biélorussie, la frontière dans la région de Kharkiv et, à l’intérieur de l’Ukraine, sur plusieurs points d’application de la ligne de contact, réduite à une longueur d’environ 1 600 km depuis la série de contre-­offensives entre septembre et novembre, sur laquelle une offensive est menée depuis plusieurs semaines. Cette stratégie a forcé l’Ukraine à disperser et à fixer ses forces, interdisant la poursuite de sa contre-­offensive une fois les sols de nouveau gelés – ce qui est arrivé très tardivement – et a « aminci » son dispositif défensif. La Russie a ensuite cherché à le rompre par une offensive majeure depuis janvier, sur plusieurs points d’application, sur une zone comprise entre Vulhedar au sud-ouest et Kreminna au nord-est, le Donbass – et la région de Bakhmut – constituant le principal point de fixation.

Au 15 février, les résultats de cette offensive sont mitigés. D’un côté, la Russie a progressé dans son encerclement de Bakhmut et prenait, plus au nord, Soledar (10 500 habitants avant la guerre) le 16 janvier – les forces de Wagner apparaissant comme centrales dans les résultats obtenus. D’un autre, la tentative de flanquement des forces ukrainiennes au départ de Vuhledar, à partir du 23 janvier, a débouché sur un nouvel anéantissement de la 155e brigade d’infanterie de marine russe, reconstituée avec des mobilisés après avoir été anéantie une première fois à Pavlivka, début novembre 2022. Au 15 janvier, de nouvelles tentatives étaient menées au départ de Vuhledar, mais aussi de Kreminna, sans succès. En fin de compte, les avancées territoriales ont été minces, la vraie question étant celle des pertes comparées et de leurs effets sur les perspectives d’opération, une fois le dégel puis l’assèchement des sols intervenus.

Les pertes matérielles visuellement confirmées se sont encore accrues (voir tableau), avec le dépassement d’un cap symbolique. Ainsi, la Russie a perdu l’équivalent de plus de 50 % de ses 3 417 chars d’active (armée de terre, parachutistes et infanterie de marine) au 24 février 2022. De même, plusieurs indications montrent que les pertes, cette fois-ci organiques (unités) sont considérables. Dans la péninsule de Kola, un cinquième seulement des unités seraient encore disponibles. Même les brigades arctiques, présentées comme stratégiques, ont vu une réduction drastique de leurs forces. Les pertes humaines sont encore plus difficiles à évaluer – de part et d’autre, d’ailleurs. Au 10 février, la perte de 1 776 officiers russes était confirmée. Le chiffre de 200 000 Russes tués et blessés circulait début février, contre plus de 100 000 Ukrainiens.

Les évolutions tactiques de la guerre elles-­mêmes ont des conséquences sur les taux d’échange et le niveau des pertes. La fixation des efforts russes, en novembre-­décembre, sur Bakhmut et ses environs s’est faite dans un contexte combinant destruction d’unités constituées – et de leurs appuis –, engagement de Wagner et, surtout, actions conduites dans une des zones les plus défendues du monde, quadrillée depuis 2014 par un dense réseau de fortifications et de tranchées. Dans pareil cadre, les actions russes ont pris un tour étonnant, combinant des préparations d’artillerie importantes suivies d’assauts par vagues humaines, d’abord au niveau compagnie, puis au niveau peloton, cherchant des progressions par infiltration, sans cesse répétées et le plus souvent interrompues par des tirs d’artillerie ukrainiens. Générant de lourdes pertes parmi les volontaires de Wagner ou les mobilisés, elles induisent cependant une pression sur les forces ukrainiennes. La Russie, du reste, dispose de gros volumes de personnels, entre les volontaires recrutés par Wagner et les mobilisés. Début février, l’Ukraine estimait ainsi que la Russie disposait encore en Ukraine de 320 000 hommes. Cette masse, peu mobile, et assez peu utile dans des actions offensives du fait des déficits en systèmes d’appuis autres que l’artillerie, s’avère en revanche avoir une certaine valeur en défensive.

Quelques éléments du parc russe d’active (armée de Terre, VDV, infanterie de marine) et pertes visuellement constatées durant la guerre d’Ukraine au 15 février 2023

Catégories

Parc d’active (janvier 2022)

Pertes constatées

MBT

3 417

1 733

BMP-1/2/3

4 400

1 411

BMD-1/2/3/4

1 351

273

BTR-80A/82

1 970

451

MTLB/BTR-60/70/80

6 450

713

BTR-D/MDM

822

85

MLR (tous types)

1 011

175

Artillerie 152 mm

2 094

352

Autopropulsée et tractée

SA-8/15/19/22

682

66

SA-11/17/27

350

25

Ka-52 Hokum

133

31

Mi-28 Havoc

103

11

Mi-24/35 Hind

163

12

Sources : Military Balance 2022  ; Stijn Mitzer et collab., « Attack On Europe : Documenting Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com, consulté le 15/02/2023 à 16 h

Guerre d’Ukraine. L’enjeu de la stratégie des moyens (brève)

La perspective d’un assèchement des sols au terme du dégel printanier pose la question de l’aptitude ukrainienne à reprendre ses contre-­offensives. On peut arguer de la difficulté à le faire au regard de la dispersion des unités au long des frontières, mais aussi des zones de contact. S’il convient de noter que des exercices parfois importants ont pu être conduits, notamment sur la frontière avec la Biélorussie, la dynamique des forces est peu claire : il y a les pertes, mais aussi les nouvelles levées de conscrits ou encore les captures de matériels reconfigurés pour être utilisés par les forces ukrainiennes. Reste également la question des envois de matériels lourds. Après une première vague de chars de bataille et de transports de troupes puis d’artillerie, la dynamique est devenue plus interarmes en décembre-janvier.

À ce moment, il est non seulement question de véhicules de combat d’infanterie, mais, surtout, de chars Leopard 2. L’évocation de leur envoi n’est pas récente : dès avril, la Pologne demandait une réexportation, l’Espagne faisant de même dès juin, tandis que Rheinmetall proposait des Leopard 1 puis Leopard 2 en stock. Toutes ces propositions se sont heurtées au refus allemand, finalement levé à la suite d’annonces françaises, britanniques et américaines pour 45 chars et 14 AMX‑10RC. L’attitude de Berlin est cependant restée ambiguë : disposant de 14 Leopard 2A6 en leasing, les Pays-Bas comptaient les acheter à l’Allemagne pour les donner à l’Ukraine, une démarche qui s’est heurtée au refus allemand. Finalement, ce qui a été présenté comme la « coalition Leopard » s’est peu à peu réduit, en nombre de participants comme en volume. Pour autant, les matériels promis ces deux derniers mois devraient permettre de former deux ou trois nouvelles brigades, y compris « de rupture » et tirant parti de la stabilisation des canons.

Reste également la question de l’aviation. Après l’envoi de chars présentés comme « occidentaux » – une appellation particulièrement peu informée au regard de ce qu’est un PT‑91 – et le jeu de convictions autour des possibilités d’escalade, la grande question était celle de l’envoi d’avions de combat. Les Pays-Bas ont indiqué que, s’ils y étaient autorisés par les États-Unis, ils fourniraient des F‑16, tandis que le Royaume-­Uni annonçait le 8 février que l’entraînement sur place concernerait aussi des pilotes et l’infanterie de marine. L’hypothèse d’un envoi de 11 MiG‑29 slovaques est également posée. Reste que, là aussi et comme pour les missiles ATACMS pouvant être tirés depuis des M‑142 et des M‑270, le principal déterminant est la perception qu’ils nourrissent une escalade. En l’occurrence, que cette perception soit ou non fondée importe moins que son existence…

L’enjeu des MBT (promesse de livraison au 15 février 2023)

Type

Pays fournisseur

Nombre promis

Remarques

T-72M1

Rép. tchèque

40+

Dès avril 2022

T-72M1/M1R

Pologne

290+

Dès avril 2022

T-72M1

Bulgarie

?

PT-91

Pologne

?

Évoqués dès avril 2022

T-72A

Macédoine du Nord

8

T-72EA

Pays-Bas, Rép. tchèque

90

45 T-72B payés par les États-Unis, les 45 autres par les Pays-Bas et modernisés par Excalibur Army. Exemplaires probablement ex-marocains

M-55S

Slovénie

28

Challenger 2

Royaume-Uni

14

M-1A2 Abrams

États-Unis

31

Seront construits neufs

Leopard 2A6

Allemagne

14

Leopard 2A6

Portugal

3

Leopard 2A4

Pologne

14

Leopard 2A4

Espagne

6

Il était d’abord question de 40 en juin, mais l’Allemagne a refusé leur réexportation

Leopard 2A4

Canada

4

Leopard 2A4

Norvège

8

Leopard 1A5

Allemagne, Danemark, Pays-Bas

100

Total

650+

Source : CAPRI

Europe. Quelle sécurité ? (brève)

L’évolution de la sécurité sur le continent est intimement liée à la guerre d’Ukraine, mais également à ses conséquences au sens large – lesquelles sont diffuses. La Moldavie se trouve ainsi dans une situation complexe, Chisinau s’estimant, notamment sur la base de renseignements transmis par l’Ukraine, potentiellement ciblée par une tentative de coup d’État prorusse dans un contexte où les sécessionnistes de Transnistrie accueillent sur leur territoire l’équivalent de trois groupes bataillonnaires russes, ce qui est suffisant pour instaurer un rapport de force favorable. Le 19 février, une nouvelle manifestation prorusse – d’autres avaient déjà eu lieu, notamment en septembre – rassemblait plusieurs milliers de personnes. Les craintes sont suffisamment importantes pour voir le petit État neutre – mais qui coopère avec l’OTAN dans le cadre du Partenariat pour la paix – recevoir en don de l’Allemagne quelques blindés.

Au-delà se pose la question de la gouvernance de la sécurité européenne. Si l’OTAN reste le facteur structurant, la perspective d’une autonomie stratégique européenne semble s’éloigner, notamment au regard des déclarations françaises à propos de l’Ukraine. La posture, instable, oscille entre soutien à l’Ukraine et volonté de ne pas « humilier » la Russie. Cette vision, prégnante dans les premiers mois de la guerre, est revenue à l’ordre du jour au cours de la conférence de sécurité de Munich. Interrogé par Le Figaro, le président de la République indiquait ainsi le 18 février : « Je veux la défaite de la Russie en Ukraine et je veux que l’Ukraine puisse défendre sa position, mais je suis convaincu qu’à la fin ça ne se conclura pas militairement. » Son « je ne pense pas, comme certains, qu’il faut défaire la Russie totalement, l’attaquer sur son sol. Ces observateurs veulent avant tout écraser la Russie. Cela n’a jamais été la position de la France et cela ne le sera jamais » laisse du reste sceptique au regard des pertes russes confirmées…

La question de la gouvernance et de la place de la France s’évalue également au regard des travaux sur la Loi de programmation militaire (LPM). Ainsi, si on apprenait fin janvier que la prochaine LPM allait pouvoir compter sur 413 milliards d’euros – contre 295 milliards pour l’actuelle –, la question du format des forces restait en suspens, notamment au regard de l’équilibre entre effecteurs et enablers, avec une nette victoire des seconds (drones, logistique, cyber…) sur les premiers. Il ne faudrait donc pas compter sur une révision à la hausse du format des forces conventionnelles, tandis que le nucléaire reste perçu comme permettant de compenser ce qui paraît en décalage avec les leçons de la guerre d’Ukraine. Si l’avenir dira quelles options sont finalement retenues par le politique, il faut aussi constater que les décisions sur l’organique des forces seront importantes pour des alliés européens que la France cherche à convaincre de la pertinence d’une prise en main européo-­centrée de la sécurité du continent. Son manque de prise en compte de ses partenaires d’Europe de l’Est, y compris peu avant le déclenchement de la guerre, n’avait déjà pas manqué d’être critiqué.

Cela pose aussi la question de l’Allemagne. Si elle a traîné des pieds pour autoriser la réexportation de Leopard vers l’Ukraine et que ses armées sont loin d’avoir récupéré une disponibilité opérationnelle élevée, Berlin prend néanmoins des initiatives qui ne sont pas sans conséquences. L’European sky shield initiative (ESSI), annoncée fin août par le chancelier allemand et formellement lancée en octobre, a ainsi gagné en popularité, le Danemark et la Suède indiquant rejoindre le projet le 15 février, ce qui porte à 17 le nombre de membres de l’OTAN y étant engagés. Or, non seulement l’initiative a délibérément laissé de côté la France et l’Italie – qui n’avaient pas été prises en défaut d’anticipation sur la défense aérienne à longue portée et les antimissiles tactiques – pour offrir un énorme marché à l’Arrow‑3 (antimissile exoatmosphérique), mais aussi au Patriot (antiaérien de moyenne portée) et à l’IRIS‑T allemand. Soit un système israélien partiellement financé par les États-Unis et soumis à leur autorisation de réexportation… et d’autres systèmes qui laisseront sceptique, notamment au regard du bilan opérationnel du Patriot en Arabie saoudite.

Au-delà, les processus de réarmement se poursuivent d’une manière dynamique. Il est devenu raisonnable de considérer que l’Europe est devenue le premier marché militaire ces derniers mois, avec des transactions et des commandes qui n’avaient virtuellement jamais été observées. La Pologne vient ainsi de se voir autoriser l’achat de 18 M‑142 HIMARS, mais surtout de 468 modules de lancement, qui permettront d’équiper autant de camions pour les transformer en lanceurs. S’y ajoutent 45 missiles ATACMS, de même que trois types de pods : 461 de M‑30A2, 521 de M‑31A2 et 532 de XM‑403 ER‑GMLRS à portée accrue. Aucune vente n’est encore actée, mais l’ampleur du programme et son coût – jusqu’à 10 milliards de dollars – montrent que les transactions dans le domaine de l’armement en Europe ont changé de dimension. C’est également le cas ailleurs, dans des proportions moindres. La Norvège a ainsi finalement choisi le Leopard 2A7 contre le K2 sud-coréen ; mais avec 54 exemplaires pour en remplacer 36.

DSI n°165, mai-juin 2023, bouclé le 18 avril 2023

Ukraine-Russie. Un statu quo trompeur ? (brève)

La guerre d’Ukraine a été marquée, depuis la mi-­février 2023, par un relatif statu quo. Les offensives russes se sont poursuivies, mais sans emporter la décision. La bataille de Vuhledar, au sud-ouest du Donbass, s’est soldée par un échec russe mi-­février – qui a abouti à la destruction de dizaines de blindés – de sorte que toute possibilité d’action par le flanc sud du Donbass s’est avérée condamnée. Depuis le nord, par Kreminna, les efforts russes n’ont pas été plus payants. Finalement, les actions de Moscou se sont centrées dans les directions de Bakhmut et Avdiivka, avec des progrès lents et peu concluants. Au 6 avril, des forces russes étaient certes dans Bakhmut, mais la ville n’était toujours ni prise ni encerclée. D’une manière plus large, à cette même date, les actions présentées comme l’offensive d’hiver russe peuvent être considérées comme un échec. D’un côté, les gains territoriaux ont été minimes : 0,1 % du territoire ukrainien en janvier, 0,01 % en février et autant en mars ; sachant que l’Ukraine avait regagné 0,01 % de son territoire durant le mois de décembre.

D’un autre côté, l’enjeu principal des opérations russes comme ukrainiennes depuis décembre n’est pas tant territorial que de créer une attrition mutuelle aux différents systèmes de forces. En l’occurrence, arc-­boutée sur une défensive qu’elle a renforcée, l’Ukraine pourrait avoir infligé jusqu’à 40 000 pertes définitives dans la zone de Bakhmut, certains évoquant un taux d’échange de 4 à 5 contre 1, à son avantage. La défensive a donc été coûteuse pour Kiev, mais elle a également permis de réduire considérablement les forces de Wagner, attisant par ailleurs les dissensions entre la société militaire privée et les forces de Moscou. La dispute entre les deux forces autour de l’allocation des obus, chacune accusant l’autre d’utiliser les stocks disponibles à son propre bénéfice, est emblématique des difficultés de commandement et de contrôle. Dans le même temps, Moscou interdisait à Wagner d’opérer ses recrutements dans les prisons – un vivier essentiel pour la firme.

Le blocage de la situation pourrait n’être qu’apparent. Du côté russe, le rapprochement avec la Chine pose la question des transferts de systèmes utiles, à commencer par des drones et des munitions. Du côté ukrainien, plusieurs brigades sont en cours de constitution, que ce soit au sein de l’armée ou de la Garde nationale, dites « garde offensive ». Une fuite massive de documents classés secret ou top secret américains datant de mi-­janvier à début mars – et publiés début avril – cite neuf brigades de l’armée, en plus de cinq brigades de la Garde nationale. Les nouvelles brigades sont assez largement équipées de matériels donnés, ce qui laisse penser à la constitution d’une force de manœuvre, peut-être similaire dans ses fonctions aux « groupes de manœuvre opérationnelle » de l’époque soviétique. Ces derniers devaient former un « poing blindé/mécanisé » qui, appuyé par des unités d’artillerie, devait permettre la rupture et la percée dans les dispositifs adverses, avant de manœuvrer sur leurs arrières, coupant notamment leurs lignes de communication.

En tout état de cause, la « contre-offensive de printemps » est fréquemment évoquée par les autorités ukrainiennes, aucune date et aucun lieu n’étant précisé. Une des cartes ayant fuité montre cependant une flèche dans la zone de Zaporijjia, de temps à autre évoquée comme étant l’axe principal des futures actions ukrainiennes. Ces dernières ne vont cependant pas de soi. La Russie met en place depuis plusieurs mois maintenant un système défensif tactique tout au long de la ligne de contact. Comprenant des fossés antichars, des lignes de dents de dragons, des tranchées et des champs de mines, il va nécessiter des efforts de bréchage considérables avant toute percée. Or, s’il est un fait que l’Ukraine s’est vu promettre des volumes de matériels relativement importants – y compris une gamme complète de matériels du génie –, tous n’ont pas encore été livrés, bien loin de là. De sorte que si des actions sont lancées trop tôt, le résultat pourrait s’avérer catastrophique, gaspillant la montée en puissance de ces derniers mois et repoussant virtuellement à l’année prochaine de nouvelles actions.

Quelques éléments du parc russe d’active (armée de terre, VDV, infanterie de marine) et pertes visuellement constatées durant la guerre d’Ukraine, au 6 avril 2023

Catégories

Parc d’active (janvier 2022)

Pertes constatées

MBT

3 417

1 924

BMP-1/2/3

4 400

1 549

BMD-1/2/3/4

1 351

291

BTR-80A/82

1 970

430

MTLB/BTR-60/70/80

6 450

803

BTR-D/MDM

822

90

MLR (tous types)

1 011

190

Artillerie 152 mm

2 094

395

Autopropulsé et tracté.

SA-8/15/19/22

682

72

SA-11/17/27

350

26

Ka-52 Hokum

133

33

Mi-28 Havoc

103

11

Mi-24/35 Hind

163

13

Sources : Military Balance 2022 ; Stijn Mitzer et alii, « Attack On Europe : Documenting Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com/, consulté le 06/04/2023 à 16 h 30

Ukraine-Russie. Ce que disent les documents (brève)

La publication sur les réseaux sociaux d’une bonne cinquantaine de documents classés secret, top secret et « Five eyes only » début avril – avec un flux toujours continu le 12 avril – pose d’abord la question de sa source : la fuite est-­elle volontaire et destinée à appuyer une manœuvre informationnelle en avance de phase de la contre-­offensive ukrainienne ou est-­elle le fait de la Russie ? S’il faut donc être prudent quant à la validité des informations qu’ils recèlent, ces dernières sont intéressantes à plusieurs égards. Les documents démontrent l’utilisation massive du renseignement électronique par les États-­Unis, et ne concernent d’ailleurs pas que la situation en Ukraine, mais aussi l’Indopacifique (et notamment le projet britannique d’envoyer de nouveau un porte-­avions dans la région). Ces publications permettent également de mettre au pied du mur des alliés discrets de la Russie : on apprend ainsi que le président égyptien entend faire produire 40 000 roquettes à destination de la Russie, de même que transférer des obus. Elles peuvent aussi révéler des soutiens inattendus, comme l’envoi de munitions serbes à l’Ukraine.

Les documents reconnaissent la présence de membres des forces spéciales américaines, britanniques ou françaises en Ukraine, mais avec un total de seulement de 90 personnels – une présence que nombre de commentateurs estimaient, du reste, plausible. Ils montrent également les doutes américains sur les futures actions ukrainiennes, notamment au regard des stocks de munitions d’artillerie ou encore de missiles antiaériens. Un document daté du 23 février estime ainsi qu’un étiage interviendra le 23 mai pour les missiles devant couvrir la progression des forces terrestres. Les SA‑10 seraient quant à eux épuisés au 2 mai, les SA‑11 au 13 avril et les IRIS‑T courant février – ce qui pose un problème au regard du fait que la Russie a conservé intactes bon nombre de ses capacités aériennes. L’évaluation américaine des effets des futures actions ukrainiennes est également peu optimiste quant aux gains pouvant être obtenus. Mais elle est aussi sceptique sur les possibles avancées russes, estimant que la situation pourrait rester bloquée durant une bonne partie de l’année.

Les documents sont également intéressants au regard des évaluations des pertes russes comme ukrainiennes, même s’ils indiquent que le degré de confiance à leur accorder est faible. Kiev déplorerait ainsi de 15 500 à 17 500 tués et de 109 000 à 113 500 blessés. La Russie déplorerait de 35 500 à 43 000 tués et de 154 000 à 180 000 blessés. S’y ajoutent les pertes matérielles : l’estimation américaine est de 2 048 chars russes début mars, avec seulement 980 chars restant opérationnels, dont seulement 419 sur le théâtre. S’ils s’avèrent vrais, les documents évoquent une série de livraisons qui n’ont pas été rendues publiques jusque-là, dont celles de SA‑5 et SA‑10 polonais (trois batteries de chaque) ou encore de BvS‑10 Viking néerlandais.

Comment les évaluer ? Si le Pentagone reconnaît qu’ils sont authentiques et qu’il enquête sur l’origine de la fuite – sans doute une des plus massives jamais enregistrées –, ces documents ont été imprimés avant que leurs photos ne soient mises en ligne sur les réseaux sociaux. Un hacking ne semble donc pas en cause, alors même que les photos des documents sont restées en ligne sur 4chan, un serveur Discord consacré au jeu Minecraft ou Telegram – parfois dès mi-janvier – sans être détectés par les services américains avant que le New York Times ne les évoque. La finalité même de la fuite reste sujette à caution. Considérée comme catastrophique pour les États-­Unis, cette fuite montre aussi la puissance de leur appareil de renseignement, tout comme elle pousse à accélérer l’aide à l’Ukraine en montrant qu’avec finalement assez peu de matériels livrés, les effets sur le système militaire russe ont été importants. Sans encore compter les effets sur d’éventuels soutiens à la Russie… Soit autant de facteurs dissuasifs. Mais, dans le même temps, ces fuites peuvent tout aussi bien révéler l’insécurité du système américain, tout en démontrant que l’Ukraine est dans une posture délicate.

Notes

[1] Ndlr : évoqué notamment par des sources ukrainiennes, cet axe ne s’est jamais concrétisé.

[2] Environ 540 000 km2 pour la France, 603 000 km2 pour l’Ukraine.

[3] De matériels vendus aux Pays-Bas ou à la Lituanie notamment, qui demandaient leur envoi en Ukraine.

[4] Ndlr : une saillie trop tranchée ; mais dans un contexte où une mobilisation, hypothétiquement évoquée, n’était pas mise en place. Formellement, elle interviendra en septembre, les signes d’une « mobilisation discrète » intervenant dès mai-juin. 

[5] Ndlr : elle n’est pas plus évoquée dans le texte dès lors qu’elle fait l’objet d’une photo-légende en ouverture de la section des brèves stratégiques ; le numéro suivant accueillant un long article d’Alexandre Sheldon-Duplaix sur le sujet.

[6] Ndlr : un exemple flagrant d’erreur.

[7] Ndlr. Elle ont depuis été reconstituées, mais avec une dotation matérielle bien moindre.

À propos de l'auteur

Joseph Henrotin

Rédacteur en chef du magazine DSI (Défense & Sécurité Internationale).
Chargé de recherches au CAPRI et à l'ISC, chercheur associé à l'IESD.

0
Votre panier