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Kaliningrad : un pied russe en Europe

Le contexte de la guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022, ravive les inquiétudes sur Kaliningrad. Cette exclave russe stratégique au sein de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN, militarisée et située à moins de 300 kilomètres de Varsovie (Pologne) et de Vilnius (Lituanie), est en première ligne des tensions entre Russes et Occidentaux. Les sanctions européennes touchent de plein fouet ce territoire jusque-là ouvert à l’ouest.

ondée par les chevaliers teutoniques en 1255 sur les rives de la Pregolia pour marquer l’expansion germanique en territoire slave, Königsberg a été pendant près de sept siècles la capitale de la Prusse-Orientale. La cité doit sa prospérité à sa position stratégique et commerciale. Bastion germanique à proximité du monde slave jouant un rôle de place forte durant les deux guerres mondiales, la ville fut prise par les Soviétiques le 10 avril 1945 et attribuée à l’URSS par la conférence de Potsdam. La politique de soviétisation forcée de ce territoire dès 1946 a provoqué le départ d’environ 500 000 Allemands et l’installation de Russes en provenance de toute l’URSS. Rebaptisée Kaliningrad en l’honneur de Mikhaïl Kalinine (1875-1946), président du Soviet suprême entre 1938 et 1946, ce port stratégique, car libre de glace toute l’année, contrairement à Saint-­Pétersbourg, a été lourdement militarisé durant toute la guerre froide.

Une citadelle militarisée

L’éclatement de l’URSS en 1991 a créé une situation nouvelle pour cet espace de 15 125 kilomètres carrés, soit à peine 0,1 % du territoire russe, qui devient une exclave séparée de la Russie par les États baltes. Considéré comme périphérique et démilitarisé durant les années 1990, alors que le pays traverse une profonde crise économique, il retrouve une importance géopolitique à partir des années 2000, avec l’intégration de la Pologne et des États baltes dans l’OTAN, puis dans l’UE. L’oblast de Kaliningrad constitue, depuis ces élargissements, une sorte d’« île » d’un million de Russes au sein de l’UE et perçue par Moscou comme une forteresse assiégée sur la mer Baltique.

Moscou a renforcé la militarisation de Kaliningrad par la mise en place de systèmes antimissiles S-400, mais aussi, à partir de 2016, de missiles balistiques à potentielle charge nucléaire Iskander, d’une portée maximale de 500 kilomètres, menaçant directement Berlin, Varsovie ou Copenhague. Les grandes manœuvres militaires conjointement organisées avec la Biélorussie tous les quatre ans placent également Kaliningrad au cœur des simulations d’attaques ou de contre-attaques russes. Un cap supplémentaire a été franchi début ­février 2022 avec l’envoi d’avions MiG-31 porteurs de missiles hypersoniques Kinjal, capables d’atteindre une cible distante de 2 000 kilomètres, mettant à portée presque toutes les capitales européennes en moins de trois minutes. Face à cette menace et au sentiment d’insécurité croissant des États baltes et de la Pologne, l’OTAN a renforcé dès 2017 sa présence par le déploiement de troupes en rotation dans la Baltique, puis, après l’invasion russe de l’Ukraine, a rehaussé ses effectifs sur le flanc oriental par l’envoi de nouvelles troupes et de matériel pour tenter de dissuader toute attaque russe.

De l’ouverture à la fermeture

Kaliningrad était encore perçu, il y a une quinzaine d’années, comme la région de Russie la plus ouverte sur l’extérieur, une sorte de laboratoire des bonnes pratiques entre la fédération et l’Europe. Grâce à ses infrastructures portuaires militaires et civiles, et la mise en place d’une zone économique spéciale en 1996 avec exonération d’une partie des droits de douane et une faible imposition, cette région a connu un essor économique important dans les secteurs industriel (fabrication de meubles et de produits électroménagers) et agroalimentaire (conserveries de poissons, boissons alcoolisées), et dans l’industrie d’assemblage (automobile, construction navale). Kaliningrad possède les plus grosses réserves mondiales d’ambre (90 % ; mine d’Iantarny) et de ressources pétrolières.

Lors des pourparlers d’adhésion des États baltes à l’UE, Moscou a négocié un régime de visa permettant le transit facilité des citoyens russes et des marchandises entre la Russie et son exclave à travers le territoire lituanien. Avant la guerre en Ukraine, plus des deux tiers des habitants de Kaliningrad disposaient également d’un visa Schengen, délivré par les consulats lituanien, allemand ou polonais présents dans la ville portuaire. De nombreux Kaliningradois se rendaient fréquemment dans les pays voisins pour y faire du tourisme ou s’y approvisionner.

Les sanctions européennes ont mis fin à cette liberté de circulation pour les habitants de l’exclave. Autre conséquence, la fermeture de l’espace aérien des pays de l’UE aux avions russes empêche les Russes d’utiliser l’aéroport de Kaliningrad. Seul le transit par voie terrestre a été maintenu. Mais, le 17 juin 2022, la Lituanie a interdit le transit sur son territoire du charbon, des métaux, des matériaux de construction, du ciment et de l’alcool. Cette décision est considérée comme un casus belli par Moscou, qui dénonce un blocus et promet des mesures de rétorsion. La crainte des Occidentaux porte sur le couloir de Suwalki, étroite bande de 65 kilomètres de frontière commune entre la Pologne et la Lituanie, dont pourrait tenter de s’emparer la Russie pour créer un corridor direct entre la Biélorussie et Kaliningrad, isolant ainsi les pays baltes du reste de l’OTAN et de l’UE. 

Géostratégie d’une exclave russe
De Königsberg à Kaliningrad
Article paru dans la revue Carto n°73, « L’Amérique latine  », Septembre-Octobre 2022.
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