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Guerre en Ukraine : un an après

Dans un entretien radiodiffusé en janvier 2023, le géographe et ancien diplomate Michel Foucher déplorait au sujet de la guerre en Ukraine que sa « dimension cyber » ne soit pas suffisamment observée et prise en compte (1). Au vrai, il apparaît comme normal que les opérations militaires et les bombardements de civils – du fait de leur intensité et des dommages qu’ils causent – fassent obstacle à ce pan de la guerre, volontiers présenté comme « virtuel » quand il n’est pas jugé inutile.

Il est vrai que les mois ayant précédé le déclenchement de l’invasion puis ceux qui l’ont immédiatement suivi ont été marqués par d’importants débats au sein de la communauté internationale d’analystes, de chercheurs et de praticiens intéressés à la conflictualité numérique. Antérieurement à l’invasion, ces débats – lorsqu’ils portaient sur les capacités russes ou les opérations russes menées en Ukraine depuis 2014 – montraient à la fois comment ce théâtre avait pu être un « laboratoire » pour les cyberopérations et comment ces dernières étaient nécessairement limitées sur le plan opérationnel, ce qui cantonne leur utilité à certains stades de la conflictualité (2). Après l’invasion a dominé un débat sur l’absence supposée de rôle crucial joué par les opérations numériques, ou sur leur impuissance (3). Ce dernier n’est d’ailleurs pas clos et il apparaît bien que la réponse à donner doive nécessairement être multifactorielle (4). Plus important, non seulement le volet « cyber » de la guerre en Ukraine est particulièrement bien documenté (même si des débats subsistent sur la manière de le quantifier et de le décrire), mais encore il sert de socle à un renouvellement de la littérature sur la conflictualité numérique (5).

Plusieurs enseignements importants nous semblent devoir être pris en compte. Premièrement, la séquence ouverte en février 2022 – et qui prolonge une période commencée en 2014 au moins – montre à quel point l’écosystème conflictuel est complexe et hétérogène dans cette dimension. Sur le plan spatial, les opérations cyber n’ont pas concerné uniquement le théâtre d’opérations, mais se déploient également à l’échelle régionale et mondiale. Depuis le printemps et l’été, des actions ponctuelles ou des campagnes de perturbation (DDOS, ransomwares, etc.) se sont multipliées contre des cibles en Russie ou en Europe dans un contexte où il s’agit de « punir » des acteurs enrôlés dans le camp adverse ou d’affaiblir la résolution ou la détermination dans le cadre de stratégies hybrides. À l’échelle mondiale cette fois-ci, l’intensité des opérations d’espionnage relatives au conflit armé en Ukraine démontre plus classiquement l’intérêt du champ numérique pour réduire l’incertitude stratégique (relative aux sanctions par exemple ou bien encore dans un contexte où il peut être nécessaire de se prépositionner). Mais c’est évidemment sur l’implication des acteurs que la guerre en Ukraine apporte les débats et les enseignements les plus importants.

D’une part, parce que cela confirme la tendance au renforcement du champ d’action des acteurs non étatiques grâce aux capacités cyber, comme l’illustre la vague de hacktivisme qui accompagne le conflit armé. Ce qui vaut pour les acteurs plus ou moins organisés à l’échelle subétatique et transnationale se constate également pour les entreprises situées au cœur des infrastructures numériques dans l’ensemble des couches du cyberespace. Starlink, Microsoft, Google ou les entreprises du secteur de la cybersécurité jouent un rôle essentiel du fait de leur capacité à canaliser, à mesurer ou à interdire certaines manœuvres (6). D’autre part, depuis le début du conflit armé (et sans doute avant même son déclenchement en prévision de ce dernier), on observe les opportunités de coopération que permet le cyberespace en matière de cyberdéfense en profondeur : non seulement par l’aide apportée directement par certains organes militaires de cyberdéfense (la NSA ou l’USCYBERCOM ont particulièrement communiqué sur ce fait (7)), mais aussi par un ensemble d’initiatives issues du secteur privé ou de l’interconnexion entre secteurs privé et public (8). La solidarité qui s’exprime par le biais de l’assistance cyber à l’Ukraine témoigne des positions acquises par tout un ensemble d’acteurs occidentaux dans l’infrastructure numérique.

Deuxièmement, la guerre en Ukraine semble confirmer l’utilité relative (et limitée en période d’affrontement ouvert) des cyberopérations. Les éléments empiriques sur la combinaison entre cyberopérations et opérations cinétiques restent ambigus à interpréter. Les corrélations observées témoignent du côté russe d’une capacité minimale de coordination au niveau stratégique, mais sans apport tactique évident (9). L’observation du côté ukrainien reste limitée par la stricte discipline de communication qui prévaut dans ce camp ainsi que de la part des soutiens occidentaux. En revanche, les opérations russes montrent d’une part la coordination croissante de cyberopérations, d’opérations informationnelles (notamment d’actions psychologiques localisées) et d’opérations cinétiques. Mais il semble s’agir le plus souvent d’actions menées parallèlement plutôt qu’en synergie. Elles traduisent aussi une préférence (sans doute bureaucratique) pour les actions de renseignement (10). Cela semble aller dans le sens d’actions numériques qui élargissent le champ géographique et fonctionnel des opérations tout en restreignant les affrontements cinétiques au seul théâtre.

À propos de l'auteur

Stéphane Taillat

Maître de conférences à l’université Paris-VIII détaché aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, chercheur au Centre de géopolitique de la datasphère (GEODE) et au pôle « mutations des conflits » du Centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC).

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