Matière première primordiale pour la sécurité alimentaire mondiale, le blé est une ressource mal répartie sur la planète. Son marché se caractérise par la présence d’un petit nombre de pays producteurs (dont une partie seulement est capable d’exporter) et de nombreux consommateurs, qui voient une partie substantielle de leur sécurité alimentaire reposer sur les importations. À ce titre, le blé, objet de convoitises et de tensions, est central dans les stratégies de puissance alimentaire.
Les liens entre alimentation et puissance sont nombreux, notamment dans le domaine militaire. L’alimentation peut être l’une des motivations derrière une guerre (le militaire pour l’alimentaire), un moyen d’affaiblir l’adversaire (le militaire par l’alimentaire) ou l’élément central de l’organisation logistique permettant le ravitaillement des troupes (l’alimentaire pour le militaire). Si ces trois dimensions ont plutôt trait à ce que l’on appelle communément le hard power (pouvoir de coercition), l’alimentation peut également être au cœur du soft power (pouvoir de séduction, d’attraction) que peut exercer un État. Le blé tout particulièrement, qui occupe 17 % des terres cultivées de la planète tout en étant l’aliment de base de plus d’un tiers de la population mondiale, a conservé une place centrale dans les stratégies de puissance.
La capacité à nourrir et à se nourrir : le blé et le food power
« La politique de puissance, arrimée à l’alimentation, participe aussi d’une capacité à peser ou d’une capacité à ne pas dépendre » (1). Le blé illustre parfaitement cette double dimension : puisqu’il nécessite des conditions pédoclimatiques [conditions climatiques du sol] précises, sa répartition sur la planète est profondément inégale. Seul un petit nombre de pays peuvent se targuer d’exporter leurs surplus, tandis que des régions entières sont en proie à une dépendance chronique, comme c’est le cas de l’Afrique du Nord [voir p. 48-51]. Étant donné l’importance que le blé revêt pour la sécurité alimentaire de certains pays, il est logiquement l’objet de convoitises et de tensions. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’opération « Barbarossa » (1941), qui voit l’Allemagne nazie entreprendre l’invasion de l’URSS, est par exemple en partie motivée par l’acquisition des tchernozioms. Ces terres noires, extrêmement fertiles et abondantes autour de la mer Noire, accueillent la culture de blé depuis plusieurs siècles et sont aujourd’hui l’un des principaux greniers du monde.
À l’échelle du siècle passé, la Russie est un autre exemple représentatif du lien qui existe entre le blé, l’alimentation, l’agriculture et la volonté de puissance [voir p. 58]. À la suite de la révolution bolchévique de 1917, enfermée dans un modèle fondé sur la planification collectiviste et dans des politiques d’industrialisation, l’Union soviétique n’a jamais pu débloquer son plein potentiel agricole, notamment pour la production de blé. Cela a représenté une faiblesse certaine et a limité le pays dans sa volonté de puissance. Durant la guerre froide, un des outils phares de la politique d’endiguement pratiquée par les États-Unis est la distribution d’aide alimentaire dans des pays stratégiques pivots, notamment l’Égypte. Cette aide alimentaire, permise par la fameuse Public Law 480 (PL480), passait principalement par des envois massifs de blé avec un triple objectif :
• trouver un débouché à l’immense production américaine ;
• permettre l’ouverture de nouveaux marchés pour le blé, et ce même dans des régions où cette céréale n’est pas ou peu consommée historiquement ;
• augmenter l’influence étatsunienne dans un monde alors coupé en deux.
À partir de 1973, l’URSS est même forcée d’acheter du blé étatsunien pour se nourrir. Les États-Unis tenteront d’utiliser cette dépendance et leur food power à des fins géostratégiques à plusieurs reprises, et notamment en réponse à l’invasion de l’Afghanistan (1979) (2).