L’accélération de la prise de décision du fait de la guerre en Ukraine et du positionnement des principaux alliés de l’Allemagne force aujourd’hui la coalition au pouvoir à Berlin à regarder en face de nombreux défis diplomatiques, énergétiques, économiques et militaires. Comment l’Allemagne entend-elle s’adapter à ce contexte ? Quelles sont les conséquences du repositionnement de Berlin par rapport à ses principaux partenaires ?
En décembre 2021, une coalition tripartite inédite était présentée en Allemagne. Après seize ans passés à la tête du pays, Angela Merkel cède le pouvoir à une coalition dite « feu tricolore » regroupant le parti social-démocrate (SPD), les Verts et le parti libéral-démocrate (FDP) autour du chancelier Olaf Scholz. Ambitieuse par sa composition (première coalition à trois partis à l’échelle fédérale) et les objectifs fixés (réduction de la bureaucratie, agenda de modernisation par une transition numérique et verte), cette coalition vise à marquer un tournant par rapport à la politique de la chancelière, trop souvent qualifiée de « gestionnaire » dénuée de vision politique. Dans le même temps, Olaf Scholz, ancien vice-chancelier et ministre des Finances du gouvernement précédent, rassure, car il incarne une forme de continuité et donc de stabilité.
Mais cette coalition est rapidement mise à l’épreuve de la guerre en Ukraine qui impose un certain pragmatisme : livraison d’armes dans un territoire en guerre pour soutenir un pays attaqué, engagements pris pour renforcer l’armée allemande, sanctions contre l’agresseur russe, et recherche d’alternatives aux hydrocarbures russes. Si l’Allemagne a joué un rôle incontournable dans la gestion de crises européennes au cours des dernières années (crise économique et financière, crise migratoire, relations transatlantiques tendues sous Donald Trump, crise de la Covid-19), la guerre en Ukraine représente un défi d’une plus grande ampleur encore, et oblige l’Allemagne à aller même au-delà de ce rôle et à dépasser ses inhibitions en matière de politique étrangère. Tandis que la prise de conscience d’un contexte géopolitique toujours plus incertain mène indubitablement à une remise en question des fondamentaux de son modèle, la guerre en Ukraine accélère la recherche de solutions et précipite cet « hégémon réticent » (1) dans des choix qui lui apparaissent comme étant contre-nature.
La guerre en Ukraine accélère la remise en question du modèle allemand
Si sa politique étrangère se caractérise traditionnellement par une certaine retenue à s’engager de manière trop affirmée sur le plan international, notamment militaire (y préférant la diplomatie), l’Allemagne est de plus en plus appelée à prendre ses responsabilités internationales — une nécessité qui s’impose tout particulièrement avec l’invasion russe en Ukraine. Face à la nouvelle violation de la souveraineté de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, interprétée comme le retour de la realpolitik en Europe, Olaf Scholz prononce un discours devant le Bundestag (l’assemblée parlementaire) en annonçant un « changement d’époque » (« Zeitenwende »). Celui-ci représente d’abord une prise de conscience brutale par l’Allemagne de la violation du droit international et de l’ébranlement de sa conception de l’architecture de sécurité européenne. Il permet ensuite d’écarter de possibles doutes sur le positionnement de l’Allemagne par rapport à l’agression russe contre l’Ukraine et de rassurer ses principaux partenaires sur la responsabilité qu’elle entend endosser en défense d’un ordre international basé sur des règles. Dans cet esprit, le discours d’Olaf Scholz annonce une affirmation de l’Allemagne à la fois sur les plans militaire, énergétique et économique.
Sur le plan militaire, face à la sous-estimation des menaces sécuritaires et à l’impréparation de l’armée allemande au retour de la guerre conventionnelle en Europe (2), Olaf Scholz annonce la mise à disposition de moyens colossaux pour renforcer la défense allemande. D’une part, les dépenses en matière de défense seront portées à 2 % du PIB allemand et, d’autre part, un fonds spécial de 100 milliards d’euros permettra de moderniser la Bundeswehr (l’armée nationale). Olaf Scholz annonce même son intention de doter l’Allemagne de la plus grande armée conventionnelle d’Europe. Ces décisions s’accompagnent de l’annonce de l’achat de 35 avions de combat F-35 américains en remplacement des Tornados obsolètes, de la participation de l’Allemagne au Bouclier du ciel européen (European skyshield), ou encore de la livraison d’armes à l’Ukraine malgré le tabou que cela représente en Allemagne.
Au niveau énergétique, l’Allemagne visait la neutralité climatique d’ici 2045, en augmentant la part des énergies renouvelables et en supprimant progressivement le charbon et l’énergie nucléaire, et en envisageant le gaz comme source d’énergie de transition. C’est ainsi qu’a augmenté sa dépendance au gaz russe. L’entêtement à considérer Nord Stream 2 comme projet strictement « énergétique » et « économique » mais non « géopolitique », en dépit des mises en garde d’un certain nombre de pays au sein de l’Union européenne (UE) et du partenaire américain, témoigne d’une inhibition de l’Allemagne à s’affirmer sur le plan diplomatique. Au vu des évolutions géopolitiques, l’Allemagne a dû se raviser et reconnaître avoir commis une « erreur stratégique » en se rendant aussi dépendante de la Russie. La construction de terminaux de gaz naturel liquéfié en un temps record, la conclusion d’accords gaziers avec des pays du Golfe, le maintien de trois centrales nucléaires jusqu’au printemps 2023 et la réouverture de centrales à charbon démontrent la capacité de l’Allemagne de s’adapter à l’urgence de la situation.