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PowerPoint transforme-t-il l’armée qui l’utilise ?

Dès l’an 2000, le constat est sans appel : « Vous ne pouvez pas parler aux militaires américains sans connaître PowerPoint », remarque Margaret Hayes de l’Université de défense nationale (NDU) américaine. La même année, le chef de l’état-major des armées américaines donne ordre de réduire « les sonneries et les sifflets » dans les innombrables présentations qui pullulent, chaque jour, dans l’ensemble de l’appareil militaire.

Mais rien ne pouvait arrêter l’histoire d’amour entre ce logiciel et les forces américaines. Robert Gates, secrétaire à la Défense de 2006 à 2011, prend acte, impuissant, de la situation. Dans ses mémoires, il décrit les slides (diapositives électroniques) PowerPoint comme « la malédiction de mon existence dans les réunions du Pentagone ; c’était comme si personne ne pouvait dire mot sans elles ». Or les critiques fusent de toutes parts : son usage abusif déforme le processus décisionnel, et exerce un effet corrosif sur la culture militaire. Depuis la sortie de sa première version en 1987 (suivie cinq ans plus tard par la version 3.0 qui nous est familière), le logiciel de présentation assisté par ordinateur de Microsoft occupe une place prépondérante dans le domaine de l’exposé oral et, plus généralement, de la communication.

L’armée américaine sous le charme

L’armée américaine a été vite conquise. Sa proverbiale fascination pour toute nouvelle technologie, ajoutée à la tradition des briefings militaires, nécessitant souvent des supports visuels (cartes, mouvements des troupes), a créé un environnement particulièrement favorable à ce nouvel outil. Trop favorable peut-­être. C’est un article du New York Times paru en avril 2010 sous le titre « Nous avons rencontré l’ennemi et il s’appelle PowerPoint » qui a révélé au grand public la progression fulgurante de ce logiciel au sein de l’armée américaine en même temps que sa critique (1).

Le lecteur y apprend, stupéfait, qu’un chef de peloton basé en Irak dit passer le plus clair de son temps « à faire des slides PowerPoint ». Et le lieutenant précise : « Je dois constamment préparer des story-­boards, avec des images numériques, des diagrammes et des résumés, sur à peu près tout ce qui se passe. » Et puis il y a cette image, reproduite dans le journal à partir d’une slide présentée au commandant des forces alliées en Afghanistan, le général Stanley McChrystal. Un bol de spaghettis inextricables censé décrire les interactions entre les différentes facettes de la stratégie militaire en Afghanistan. À la vue duquel le général a fameusement fait cette remarque acerbe : « Quand nous aurons compris ce schéma, nous aurons gagné la guerre. » On y découvre aussi qu’il a droit à deux briefings PowerPoint par jour à Kaboul, et à trois supplémentaires pendant la semaine. Les critiques n’y font rien. Celle du général H. R. McMaster par exemple, qui compare le logiciel à une menace intérieure tellement « c’est dangereux ».

Les objections soulevées sont de deux ordres. D’une part, le recours excessif à PowerPoint risque d’empêcher toute réflexion critique et dénature la prise de décision ; de l’autre, il condamne les officiers subalternes à préparer des diaporamas à longueur de journée, d’où leur surnom de « PowerPoint Rangers ». Toujours est-il que la méthode fait tache d’huile. Les partenaires de l’Amérique l’adoptent eux aussi, soit pour pouvoir continuer à communiquer avec l’armée américaine, soit parce qu’ils espèrent ainsi imiter sa « modernité » à peu de frais. Pourtant, dès 2000 le professeur Peter Feaver, conseiller spécial au Conseil de sécurité nationale sous les présidents Clinton et Bush, met en garde : « Si nous voulons vraiment accomplir quelque chose, nous ne devrions pas apprendre à nos alliés comment utiliser PowerPoint. Nous devrions le donner aux Irakiens. Ils ne nous poseraient plus jamais de problème ! »

Une arme de crétinisation massive

PowerPoint étant originellement destiné au monde de l’entreprise, tout son univers est optimisé pour la présentation persuasive des chiffres et des arguments de vente. Les procédés stylistiques si caractéristiques qui en découlent sont faits pour « séduire tout en jouant sur l’autorité et la compétence (2) ». L’attention de l’auditeur est dispersée, la distraction visuelle, voire multimédia, permet de dissimuler la fragilité du raisonnement. Le recours à la nominalisation (phrase verbale transformée en phrase nominale) neutralise l’énoncé, tandis que l’emploi excessif de l’infinitif (faire ceci, faire cela) donne l’illusion d’un argument d’autorité. L’apparence d’impersonnalité est renforcée par la liste à puces (les fameux « bullet points »), simplificatrice et fragmentée, sans liens clairement exprimés, sans références précises, sans traçabilité, mais qui vend l’idée d’un monde complexe parfaitement maîtrisé. En réalité, tout y est subjectif : le choix de ce qui est inclus, exclu, les lettres, les couleurs, les hiérarchies, mais présenté sous une forme dépersonnalisée comme étant la vérité.

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