Magazine Moyen-Orient

« Il faut repenser entièrement le système économique et social libanais »

Le modèle économique en vigueur au Liban est à bout de souffle, entraînant une situation très grave. Comment en sommes-nous arrivés-là ?

Si nous sommes arrivés à cette situation catastrophique, avec une faillite financière et un gouffre supérieur à 90 milliards de dollars, des inégalités parmi les plus élevées au monde, un taux de pauvreté multidimensionnelle calculé à 81 % en 2021 (1), une monnaie qui a été dépréciée de 95 %, ce n’est pas uniquement la résultante des dérives de l’après-guerre civile (1975-1990), mais aussi la conséquence d’une faillite intellectuelle et morale de l’ensemble des élites. C’est également l’échec d’un « modèle économique » qui est, sinon vicié à la base, du moins devenu inadapté à notre époque, où le Liban ne peut plus se contenter d’être une place financière et une plate-forme d’intermédiation entre l’Orient et l’Occident, puisque ce rôle est désormais occupé par d’autres.

Pour comprendre le modèle économique libanais, il faut revenir à la figure titulaire de Michel Chiha (1891-1954), penseur politique, homme d’affaires et banquier, qui fut le principal rédacteur de la Constitution libanaise de 1926. Issu d’une famille grecque-catholique originaire de Mossoul (Irak), il écrivait des éditoriaux influents et dirigeait le quotidien Le Jour et la banque Pharaon et Chiha. Sa pensée fut hégémonique au Liban : il a propagé les doctrines du laisser-faire, introduit un libéralisme politique dans la lignée de Benjamin Constant (1767-1830) et de John Stuart Mill (1806-1873) et un libéralisme économique proche de celui de Jean-Baptiste Say (1767-1832). Michel Chiha fut un homme brillant, ayant écrit des textes prophétiques sur la question palestinienne dès le milieu de la décennie 1930, et sa pensée économique a parfois été dénaturée par certains de ses partisans par la suite. Sa pensée était moderne, c’était un homme qui avait compris son temps et qui se serait adapté aux bouleversements géopolitiques et économiques. Mais certains au Liban refusent de prendre acte du fait que le monde a énormément changé, et que le Liban n’est plus dans la position dans laquelle il était dans les années 1940 à 1970.

Ce qui s’est passé durant les trente dernières années aurait choqué Michel Chiha, précisément parce que le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé (en poste depuis 1993 !), et les actionnaires des principales banques commerciales ont succombé à l’hubris, ont fait fi des règles les plus élémentaires de la prudence, ce qui a conduit à l’effondrement actuel. On ne peut donc pas imputer ce qui s’est passé uniquement à l’idéologie du laisser-faire et du libéralisme. Cela étant dit, il est nécessaire de repenser entièrement le système économique et social libanais.

Quelles sont les bases des défaillances de ce système libanais, qui n’a engendré que des inégalités ?

Un énorme paradoxe est que ce pays, qui était censé être une économie libérale, est dominé par des oligopoles, des monopoles, et est soumis au bon vouloir de quelques cartels, ceux d’importateurs de fioul et de mazout, de médicaments, de ciment… Après la guerre civile et l’arrivée de Rafic Hariri (1944-2005) au poste de Premier ministre en octobre 1992, le modèle économique libanais a vu s’accentuer son aspect néolibéral et il y a eu une explosion de la dette. L’objectif de Rafic Hariri était de rebâtir le centre-ville de Beyrouth, ce qu’il a fait à travers une compagnie privée, la Société libanaise pour le développement et la reconstruction (Solidere), qui a exproprié les ayants droit. C’était l’époque où s’annonçait une éventuelle paix israélo-
palestinienne avec les accords d’Oslo, signés en septembre 1993. Le mauvais calcul des dirigeants libanais leur a fait penser que ce texte allait ouvrir une nouvelle phase de normalisation économique et que le Liban pouvait se permettre d’accumuler une dette pharaonique, laquelle serait effacée ou oubliée lorsque Beyrouth s’engagerait à son tour dans la voie de ce processus de paix. L’échec d’Oslo, avec l’assassinat du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin (1922-1995) le 4 novembre 1995 et la montée de la droite radicale en Israël, est venu faire partir en fumée tout ce pari, mais le Liban (État et citoyens confondus) a continué à vivre au-dessus de ses moyens.

Très vite est apparu un double déficit : du budget et de la balance des paiements. Il était nécessaire d’attirer les dépôts de la diaspora, des expatriés et également des citoyens d’autres pays de la région (Syriens, Irakiens, Yéménites…). Longtemps, le Liban a dû beaucoup compter sur l’aide étrangère, aide qui a été détournée ou dilapidée au lieu de servir à mettre en place les indispensables réformes structurelles. Pour la période allant de 1993 à 2012, les flux de capitaux entrants se sont élevés à 170 milliards de dollars. Cet argent équivaut, en parité de pouvoir d’achat, à la totalité des prêts de 16,5 milliards de dollars octroyés par les États-Unis dans le cadre du plan Marshall à quinze pays européens, dont le Royaume-Uni, la France, la République fédérale d’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas, pour se relever des décombres de la Seconde Guerre mondiale !

À propos de l'auteur

Karim Émile Bitar

Professeur de relations internationales et directeur de l’Institut des sciences politiques de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, vice-président du Cercle des économistes arabes, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), cofondateur de Kulluna Irada, mouvement pour la réforme politique au Liban.

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