Déclenchée pratiquement 50 ans jour pour jour après celle du Kippour (1973), la nouvelle guerre entre le Hamas et Israël n’est pas orpheline : elle fait suite à une longue série d’opérations ponctuelles, parfois limitées, parfois autrement plus violentes. La dernière de ces phases aigües avait eu lieu entre le 10 et le 21 mai 2021 et avait débouché sur l’opération « Gardien des remparts ». Nous republions ici un article portant sur ses leçons et publié initialement dans DSI n°154 (juillet-août 2021).
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Une nouvelle guerre, courte et violente, a opposé le Hamas, allié au Jihad islamique palestinien, et Israël entre le 10 et le 21 mai 2021, date de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Premier affrontement majeur entre les deux acteurs depuis la guerre de juillet-août 2014, elle a démontré plusieurs inflexions dans la conduite des opérations de part et d’autre, de même qu’une série d’innovations.
Les origines immédiates de la nouvelle confrontation remontent à des manifestations de Palestiniens sur le mont du Temple, à Jérusalem, dans le contexte de l’expulsion d’une famille de Jérusalem-Est. Israël a alors engagé des opérations de police violentes – elles feront environ 300 blessés – auxquelles le Hamas répond par un ultimatum enjoignant aux forces israéliennes de quitter la zone. Ce ne sera pas le cas et le Hamas et le Jihad islamique palestinien déclencheront une série de frappes, employant différents types de roquettes, avec des portées et des charges explosives variées. En réponse, Israël a largement utilisé son système Iron Dome, tout en conduisant une série de raids aériens.
Endiguement et gains marginaux
Nihil novi sub sole ? Régulièrement, Israël et le Hamas s’engagent dans ce qui s’apparente à un rituel violent dont les finalités politico-militaires sont variables et dépendent d’une géographie stratégique bien particulière. Depuis le retrait israélien de Gaza en 2005, les deux acteurs se trouvent séparés par une « barrière électronique », soit un ensemble de capteurs délimitant de facto une frontière bordée d’un no man’s land de part et d’autre. Si des infiltrations sont possibles depuis Gaza, elles sont peu volumineuses et ne permettent pas d’obtenir d’effets stratégiques. Or, le développement de roquettes par une série de groupes confère à ceux-ci une certaine liberté de manœuvre militaire à l’égard d’Israël, tout en permettant de se légitimer sur la scène intérieure gazaouie, que ce soit au regard d’objectifs grands stratégiques chimériques – jeter Israël à la mer et disposer ainsi d’un récit mobilisateur – ou l’égard de l’État hébreu lui-même (obtenir des gains matériels).
S’ils sont géographiquement cloisonnés, les deux acteurs ne le sont pas politiquement : ils entretiennent des relations complexes et violentes faites de coercition et de relâchement de la pression, d’incitants et de checks and balances. Il s’agit, pour les uns, de se maintenir au pouvoir en jouant la carte de l’ennemi oppresseur ; pour les autres, de contenir – au sens historique de l’endiguement – l’ennemi dans la parcelle assignée. Le conflit entre Israël et Gaza, de ce point de vue, est un bon terrain pour une analyse réaliste néoclassique. Ainsi, le maintien de l’équilibre de la puissance est recherché, avec des gains qui ne peuvent être que marginaux, d’un côté comme de l’autre. Inutile en effet d’imaginer la guerre d’une nouvelle coalition arabe contre Israël (1) ; tout comme une volonté israélienne d’anéantir Gaza ne tient pas, sans même parler d’une très coûteuse conquête terrestre. Cela n’empêche nullement les uns et les autres de tenter des rectifications marginales d’équilibre et c’est précisément l’objet des tentatives gazaouies de saturation des systèmes israéliens ; comme celui des frappes israéliennes sur le réseau de tunnels de Gaza.
D’un point de vue stratégique, la guerre n’a rien apporté : le rituel mené, l’équilibre n’a pas été perturbé et chacun peut indiquer avoir atteint ses objectifs. L’expression israélienne « tondre le gazon » lorsque la puissance du Hamas et des groupes auxquels il est allié a atteint un certain seuil rend compte de cette logique rituelle. Le sort de la confrontation n’est jamais scellé, elle se maintient dans un face-à‑face armé et, pour l’heure, sans autre issue que le statu quo ou des tentatives de débordement de l’endiguement par des innovations n’ayant cependant pas réellement un potentiel de rupture.
Une guerre aérienne
D’un point de vue tactico-opératif cette fois, la guerre de 2021 aura d’abord démontré que des acteurs irréguliers progressent sur la voie de la techno-guérilla et n’oublient pas qu’elle va de pair avec la recherche d’une masse (2). Le Hamas et le Jihad islamique ont ainsi tiré près de 4 400 roquettes de divers types et obus de mortier en environ dix jours d’affrontement, dont une partie s’est abattue sur Gaza, soit 680 selon Israël (280 autres s’abattant en mer). Le premier jour, plus de 470 ont été tirées – 1 050 durant les deux premiers jours – dans l’intention évidente de saturer l’Iron Dome, certes par le nombre, mais aussi par la diversification des portées. Plus de 15 % des roquettes tirées les trois premiers jours de l’opération étaient de longue portée, une proportion plus importante que lors des opérations précédentes. Le Hamas a par ailleurs montré les images de l’engagement d’un drone de frappe à longue distance sur Twitter, avant que Tsahal ne montre la vidéo d’une interception de ce qui était vraisemblablement le drone.
Or l’Iron Dome a maintenu ses performances historiques : environ 90 % de coups au but contre des roquettes effectivement engagées (voir encadré). La réactivité du système impressionne, avec des missiles lancés simultanément avec la détection de cibles, tout comme la capacité à ne pas être saturé. De facto, avec dix batteries en service, la capacité théorique d’interception simultanée est d’environ 300 roquettes, soit le nombre de missiles parés au lancement divisé par deux – deux missiles étant généralement engagés contre une roquette –, en une heure, soit le temps de recomplètement des cellules de tir en situation contrainte (3). Pratiquement cependant, entre les roquettes effectivement lancées par les Palestiniens, celles ayant quitté le périmètre de Gaza sans s’y écraser et celles effectivement susceptibles de viser des zones habitées, Gaza n’a eu aucune chance de saturer le système.
On note également la diversification de l’arsenal des brigades Al-Qassam et du Jihad islamique, avec l’appui iranien et du Hezbollah, mais aussi avec l’apparition d’une proto-industrie à Gaza même. La BBC montre qu’aux Qassam (divers types pour des gammes de portée différentes) se sont ajoutées les Quds 101 (jusqu’à 16 km de portée), des roquettes BM‑21 Grad (jusqu’à 55 km de portée), des Sejil 55 (jusqu’à 55 km), des M‑75 (75 km), des Fajr (jusqu’à 100 km), des R‑160 (120 km de portée) et quelques M‑302 dont la portée peut atteindre 200 km (4). Reste cependant que ces systèmes sont, au mieux, stabilisés. N’étant pas guidés, leur précision est aléatoire. Ces ont ainsi des effets systémiques de contre-résilience qui sont recherchés, plus que les effets militaires stricto sensu. La masse de tir a joué son rôle en dépit d’une forte probabilité d’interception par l’Iron Dome : 130 roquettes n’ont pu être détruites, causant la mort de 12 civils israéliens, 114 étant blessés. Un militaire israélien a également été tué quand son véhicule a été atteint par un missile antichar palestinien.
La réponse israélienne a été majoritairement aérienne – elle a aussi inclus des tirs d’artillerie – avec pour objectif principal l’élimination d’un maximum de capacités de frappe palestiniennes dans un contexte marqué par la dissimulation dans une des zones démographiquement les plus denses au monde et l’enterrement des stocks. Les groupes palestiniens, depuis les années 2010, multiplient ainsi la construction de tunnels, de plus en plus sophistiqués, interconnectés et dont les accès se multiplient. Ils abritent les stocks de munitions et de vivres, mais également des PC et des zones de vie permettant aux combattants de survivre aux frappes et de se déplacer facilement sous Gaza. Ce système, qualifié de « métro », voit rituellement certains de ses tunnels ou de leurs entrées détruits, mais l’ensemble l’est difficilement. C’est d’autant plus le cas que leur profondeur peut dépasser les 20 m, offrant donc une réelle protection face aux bombes explosant en surface. Pratiquement, Israël aura recours à une ruse informationnelle pour chercher à parvenir à ses fins. Le 14 mai à 2 h 52 du matin heure locale, Tsahal indique sur Twitter que ses forces « attaquent actuellement Gaza », sous-entendant une action aéroterrestre. Un peu plus tard, les forces israéliennes plaideront l’erreur de communication.
Le but, partiellement atteint, était d’inciter les Palestiniens à sortir leurs équipements du « métro », dévoilant des entrées et exposant des matériels, alors que la bande de Gaza était sous la surveillance constante de drones. Les informations ont ainsi alimenté la planification et, en quelques minutes, 450 munitions se sont abattues sur 150 objectifs dans ce qui restera un cas d’école d’utilisation de la ruse. Le 17 mai, Tsahal revendiquera la destruction de 15 km de tunnels – une assertion difficilement vérifiable. Plus largement, la campagne aérienne israélienne a cherché à éliminer les sites de construction et d’entreposage de roquettes, mais aussi les postes de commandement du Hamas, des brigades Al-Aqsa et du Jihad islamique. Le 15 mai, la force aérienne frappe ainsi un immeuble de 12 étages abritant notamment des bureaux de l’agence Associated Press et d’Al-Jazeera, après avoir laissé une heure à ses occupants pour l’évacuer. Le 8 juin, les responsables israéliens indiquent qu’il abritait des installations utiles au ciblage de l’Iron Dome.
Les habitations de plusieurs responsables militaires des groupes palestiniens ont également été ciblées. Au bilan, selon le ministère de la Santé de Gaza, 253 Palestiniens ont trouvé la mort – sans que leur statut, civil ou combattant, soit précisé –, y compris 67 mineurs et 39 femmes (5). Israël indique quant à lui que 200 combattants palestiniens ont été tués. In fine, Israël revendique 1 500 frappes, mais leurs effets sont pour partie critiqués. D’une part, elles n’ont pas empêché les groupes palestiniens de poursuivre leurs opérations, car elles n’ont pas eu d’incidence sur leur tempo opérationnel. D’autre part, la presse s’est montrée critique à l’égard des mineurs tués par les frappes – confinant au classique paradoxe de la bombe guidée selon lequel plus la précision est grande, plus les attentes sont importantes et plus les pertes civiles sont critiquées (6).
Tondue, l’herbe repoussera
Comment évaluer l’efficacité de ces frappes ? Comme au Liban en 2006, les lanceurs les plus lourds – moins mobiles et moins discrets – ont pu être atteints, réduisant l’ampleur de la menace, les roquettes les plus légères pouvant être prises en compte par l’Iron Dome. Reste que, d’année en année, le système défensif des groupes palestiniens se densifie et se renforce, notamment à la faveur d’une aide humanitaire comprenant des matériaux de construction destinés à la reconstruction et pour partie détournés. Si l’on peut y voir un échec du renseignement israélien, on peut aussi y voir une nouvelle illustration de la supériorité de la défensive. Concrètement, au-delà des assertions israéliennes, il est peu probable que le système ait été totalement détruit. Au fur et à mesure des opérations, la cadence de tir des groupes palestiniens ne s’est pas réduite.
De facto, la seule solution pour un anéantissement des capacités militaires des groupes palestiniens consiste en une progression méticuleuse en surface, dans les habitations et bâtiments, ainsi que dans les tunnels. Or, si Gaza est constamment cartographiée et que chaque bâtiment est répertorié, l’énorme quantité d’informations constamment traitée n’est d’aucune aide face à la complexité d’un des environnements les plus propices à la défensive au monde. Si les forces israéliennes évoquent la suite rituelle d’opérations comme autant d’actions destinées à rétablir la dissuasion à l’égard des groupes palestiniens, la bande de Gaza en elle-même est dissuasive de toute action israélienne. À l’une des plus fortes densités démographiques et en bâtiments au monde, il faut ajouter l’évolution de la techno-guérilla palestinienne. Dès la fin des années 2000, elle a ainsi bénéficié de l’appui du Hezbollah et de l’Iran, tant en termes de formation que d’équipements, notamment des missiles antichars AT‑14 Spriggan/Kornet.
Résultat de cette combinaison, en 2014, la guerre a fait 66 morts dans les rangs israéliens et 28 % de la population de la bande de Gaza s’est retrouvée déplacée interne. Et ce, alors que l’objectif de l’opération était loin d’être maximaliste, se focalisant sur les tunnels. Paix impossible sans gestes politiques visant à sortir du statu quo et guerre à grande échelle improbable : la situation paraît bloquée, voire à l’avantage des groupes palestiniens. Le « métro » est le centre de gravité opératif palestinien, garant d’une accumulation et de la mobilité des capacités de combat. Ces dernières sont elles-mêmes favorisées par des processus de mobilisation politique largement diffusés dans la population, dès le plus jeune âge, et par une culture politique valorisant les combattants.
« Tondre le gazon » et mener rituellement des frappes sur la base des renseignements accumulés ne peut donc suffire, ce qui pose la question de l’interdiction des capacités palestiniennes. Les interceptions d’armements sont fréquentes et peuvent se dérouler jusqu’en mer Rouge. Paradoxalement, les inclinations actuelles de la doctrine israélienne consistant à se refocaliser sur les menaces étatiques et à accorder moins d’importance à la conflictualité provenant de la bande de Gaza – partant du principe que celle-ci est endiguée – ont aussi une incidence sur la conduite des opérations face aux Palestiniens. L’adoption d’une logique multidomaine décloisonnant les milieux et les capacités à travers le plan « Momentum », en cours de mise en œuvre, implique ainsi une plus grande réactivité en termes d’interdiction, mais aussi le raccourcissement des boucles F2T2EA (Find, fix, track, target, engage, assess), au moment même où l’armement palestinien s’alourdit. Autrement dit, l’avantage palestinien va marginalement se réduire sans pour autant éliminer le besoin diplomatique ou, à l’inverse, une opération militaire de grande ampleur. J. H.
Notes
(1) Lorsqu’une telle coalition, notamment sous la forme de la République arabe unie, a existé, la question palestinienne n’était d’ailleurs pas sa préoccupation première.
(2) Sur les principes de la techno-guérilla : Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014.
(3) Le système a été optimisé pour faciliter le recomplètement. Une heure est une estimation haute sur la base d’opérations menées sous la contrainte.
(4) Jonathan Marcus, « Israel-Gaza violence : the strenght and limitations of Hamas’ arsenal », BBC, 12 mai 2021.
(5) Judah Ari Gross, « Gardian of the Walls wasn’t the resounding victory the IDF had hoped for », The Times of Israel, 23 mai 2021.
(6) Joseph Henrotin, « Bombe guidée : les paradoxes de la précision », Défense & Sécurité Internationale, no 117, décembre 2015.