Réelle, cette capacité de médiation de la Turquie doit être relativisée au regard des limites qui s’exercent sur ses capacités. Car avec l’aggravation du conflit et l’enlisement de la Russie, la position de Moscou se durcit. Nous en observons les premières conséquences, notamment dans la décision de juillet 2023 de mettre fin à l’accord céréalier. Pourtant, malgré cela, la Turquie continue à se positionner comme une des rares puissances moyennes à pouvoir parler aux deux parties. Le fait que le président Erdoğan ait été reconduit dans ses fonctions présidentielles après les élections de mai 2023, avec un nouveau parlement qui lui est très favorable, ne peut que renforcer cette chance de médiation dont s’est emparé le dirigeant. Parfois critiquée pour son « double jeu » et son rôle dans le contournement du blocus/embargo et des sanctions, la Turquie demeure encore un partenaire important pour les deux parties, mais aussi pour l’Europe et pour les États-Unis, dans ce conflit désespérément contraint à durer.
Un jeu d’équilibrisme diplomatique
Défendre la souveraineté de l’Ukraine sans rompre avec la Russie est la ligne de crête d’équilibriste choisie par Ankara. Cette attitude lui est dictée par des considérations à la fois économiques, politiques, mais aussi sécuritaires et géopolitiques. De plus, la Turquie inscrit cette attitude dans le cadre de sa politique de souveraineté stratégique qui lui est chère depuis ces dernières années. Elle n’hésite pas d’ailleurs à prendre ses distances avec ses alliés traditionnels sur certains principes de politique internationale pour poursuivre ses intérêts divergents. Entamée par les dirigeants turcs depuis la fin de la guerre froide, cette aspiration souverainiste est devenue centrale dans la politique étrangère d’Erdoğan qui lui impose sa marque personnelle. Le fait que le dirigeant turc, à la tête du pays depuis 2002 ait remporté facilement les scrutins législatifs et présidentiels de mai 2023 envoie un signe fort de continuité et d’affirmation de cette autonomie, qui renforce l’ambition médiatrice mais aussi l’aura internationale d’Erdoğan. L’impasse militaire, à force d’épuisement et de mise en échec des deux parties, force à la résignation d’une nécessaire sortie de crise par la voie diplomatique. La finesse tactique du jeu d’Erdoğan pourrait faire de l’Ukraine sa rédemption occidentale et le ferment de son leadership régional retrouvé, après l’égarement dans la crise syrienne.
Notes
(1) Denis Bauchard, « La guerre en Ukraine vue du Sud », article paru sur Boulevard Extérieur, IFRI, 26 mars 2022 (https://rb.gy/cfscx).
(2) Jean-Sylvestre Mongrenier, « L’Occident face à la “question turque” », Institut Thomas More, 10 juin 2023 (https://rb.gy/cqmjl).
(3) Bayram Balci, « Les causes de la dérive autoritaire en Turquie », Orient 21, 28 avril 2015 (https://rb.gy/r3g38).
(4) Allan Kaval, Madjid Zerrouky, « La Syrie, clé des divergences entre la Turquie et ses alliés occidentaux », Le Monde, 28 juin 2022 (https://rb.gy/2gn69).
(5) Adrien Sémon, « La politique d’alliance de la Turquie : de l’alignement sur l’Occident à la recherche de l’autonomie stratégique », Les Cahiers de la Revue Défense Nationale, « La crise des alliances », 2022, p. 43 (https://rb.gy/eih2o).
(6) Timour Ozturk, « La Turquie ambitionne de devenir un hub gazier aux portes de l’Europe », Les Échos, 19 octobre 2022 (https://rb.gy/gadwh).
(7) Marta Trejo, « La Turquie et l’Ukraine coopèrent sur les questions de défense sous la suspicion de la Russie », Atalayar, 23 octobre 2020 (https://rb.gy/qfx2h).
(8) Carole Sauvage, « Ukraine : le Bayraktar, « star des drones turcs », nouveau symbole de la résistance aux Russes », L’Express, 2 mai 2022 (https://rb.gy/jtl0b).
(9) Le Figaro, « La Turquie “rejette” les annexions russes en Ukraine », 1er octobre 2022 (https://rb.gy/s16l6).
(10) Anne Andlauer, « Guerre en Ukraine : la Turquie, pays refuge des entreprises russes face aux sanctions européennes », France Info, 29 octobre 2022 (https://rb.gy/m6kts).
(11) Nicolas Monceau, Bayram Balci, « La Turquie, une puissance médiatrice entre la Russie et l’Ukraine ? », The Conversation, 19 avril 2023 (https://rb.gy/0zh2u).
(12) Marie Jégo, « Turquie : l’accord céréalier, un succès diplomatique pour le président Erdogan », Le Monde, 4 août 2022 (https://rb.gy/viof1).