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Annus instabilis au Royaume-Uni

Enfin, outre ces dérives incarnées par les trois derniers Premiers ministres — la tentation populiste, l’indexation du politique sur le financier et la surenchère insulaire —, leur nombre seul interroge. Les satiristes s’en donnent à cœur joie, mesurant le temps qui passe non plus en mois et en semaines, mais en nombre de gouvernements. Plus sérieusement, les politistes voient dans cette instabilité politique, qui remonte en fait à 2016 — puisque le référendum sur le Brexit entraîna la démission de David Cameron suivie de celle de Theresa May —, le signe de plusieurs dysfonctionnements (7). En particulier, Johnson, tout comme Truss (et l’on pourrait sans doute ajouter Sunak à la liste) ont fait des promesses impossibles, puisqu’un État social fort sans fiscalité à l’avenant tient du miroir aux alouettes. En outre, pour May, Truss et Sunak, leur nomination en interne, par le parti conservateur, les éloigne de l’électorat britannique sur le plan sociologique. Plus, si la Constitution britannique n’exige pas l’organisation d’un scrutin national après une démission quand les députés n’en éprouvent pas la nécessité, il n’en reste pas moins que ce procédé atteint les gouvernements sur le plan de la légitimité. De ce point de vue, l’instabilité tend à provoquer… plus d’instabilité.

Derrière l’inflation et la colère sociale, les limites d’un modèle économique

Tandis que les Premiers ministres se succèdent à un rythme soutenu, les derniers mois ont été marqués par une dégradation de la situation économique du pays. En effet, le Royaume-Uni connaît, depuis 2021, une inflation quasiment continue (8). Entre mars 2021 et janvier 2022, les prix augmentent chaque mois de 1 à 5 % par rapport à ce qu’ils étaient un an plus tôt. À partir de février 2022, l’augmentation s’accélère pour atteindre 9,6 % en octobre 2022. L’inflation reste à ces niveaux record par la suite, étant toujours à 7,9 % en mai 2023. Au final, le prix de certains produits alimentaires s’est littéralement envolé, notamment celui du sucre (+ 50 % entre mai 2022 et mai 2023), du lait (+ 29 %) et des légumes frais (+ 21 %). Cette hausse des prix est multifactorielle : effet de rattrapage de la consommation après la Covid-19 et difficultés d’importation de certains produits depuis le début de la guerre en Ukraine (9) ; manque de main-d’œuvre maraîchère suite au Brexit, qui réduit les récoltes (10) ; mais aussi effets du changement climatique sur la production agricole, ou « climflation », par exemple sur l’huile d’olive espagnole (11), spéculation des « profiteurs de la faim » sur les matières premières (12) et augmentation opportuniste des profits de certaines entreprises (13).

La politique monétaire de la Banque d’Angleterre visant à enrayer la hausse des prix consiste à relever les taux d’intérêts. Le taux directeur de la Banque, sur lequel s’alignent les institutions bancaires commerciales, fixé à 0,1 % pendant la première vague de la Covid-19, a été relevé chaque mois depuis janvier 2022, pour atteindre 5 % en juin 2023. Or, l’immense majorité des prêts immobiliers contractés au Royaume-Uni ne sont pas, comme c’est la norme en France, des emprunts à taux fixe sur toute leur durée. En 2022, la moitié des emprunts en cours avaient un taux fixe seulement pour les cinq premières années, avant une nouvelle négociation. Un quart disposait d’un taux fixe sur deux ans, et 15 % étaient à taux variable (14). Dans ces conditions, la décision de la Banque d’Angleterre de relever ses taux directeurs a eu des conséquences directes et dramatiques pour le quart des Anglais qui ont un crédit immobilier (15). En prenant cette décision, la Banque d’Angleterre a clairement établi que la priorité monétaire est de faire baisser l’inflation : il s’agit de dissuader la consommation et d’encourager l’épargne ; en bref, de ralentir l’économie. Ce faisant, la Banque court le risque, selon certains analystes (16), de provoquer une récession, même si Andrew Bailey, son directeur, s’en défend (17).

Petite chronologie de l’instabilité politique britannique

11 mai 2010 : élections législatives, victoire du Parti conservateur en coalition avec les libéraux-démocrates, David Cameron devient Premier ministre.

7 mai 2015  : élections législatives, victoire du Parti conservateur, David Cameron reste Premier ministre.

24 juin 2016 : victoire du « Leave » au référendum sur le Brexit, David Cameron démissionne.

11 juillet 2016 : Theresa May est élue à la tête du Parti conservateur et devient Première ministre.

8 juin 2017 : élections législatives, victoire du Parti conservateur, Theresa May reste Première ministre.

24 mai 2019 : après deux motions de censure, le rejet par les députés de sa proposition d’accord de sortie de l’Union européenne, et la défaite des conservateurs aux élections européennes, Theresa May démissionne.

23 juillet 2019 : Boris Johnson est élu à la tête du Parti conservateur et devient Premier ministre.

12 décembre 2019 : élections législatives, victoire du Parti conservateur, Boris Johnson reste Premier ministre.

7 juillet 2022 : après le scandale de ses fêtes à Downing Street pendant le confinement, celui de sa nomination d’un collaborateur accusé d’agressions sexuelles, et des défections en cascade dans son gouvernement, Boris Johnson démissionne.

5 septembre 2022  : Liz Truss est élue à la tête du Parti conservateur et devient Première ministre.

20 octobre 2022 : après la critique unanime de ses annonces économiques, Liz Truss démissionne.

25 octobre 2022 : Rishi Sunak est élu sans concurrent à la tête du Parti conservateur et devient Premier ministre.

L’inflation galopante et les mesures destinées à l’enrayer ont des conséquences dramatiques sur le pouvoir d’achat des Britanniques, et c’est ce qui explique que le Royaume-Uni a connu une vague de grèves historiques à partir de 2022. Ce mouvement social, que l’on peut qualifier de multiprofessionnel, dans la mesure où il a concerné l’ensemble du monde du travail britannique, est en fait un ensemble de conflits sociaux à l’échelle de l’entreprise, de l’établissement ou de la branche d’activité. Ces conflits portent sur la question salariale : les revendications concernent en premier lieu le niveau de rémunération et se combinent, selon les cas, à d’autres revendications sectorielles. Les postiers et postières de la Royal Mail, privatisée depuis 2013, ont ainsi demandé des hausses de salaire à même de compenser l’inflation, tout en dénonçant des formes d’ubérisation, à savoir le recrutement de livreurs et livreuses indépendants, et d’intensification du travail. En avril 2023, le principal syndicat du secteur, la Communication Workers’ Union, est arrivé, après pas loin d’un an de mobilisation et des dizaines de journées de grève, à un accord de fin de conflit comprenant l’abandon du recrutement des indépendants et des hausses de salaire de 10 %. Ces conflits multiples, dont la poste n’est qu’un exemple, signalent un profond malaise chez les travailleurs et travailleuses britanniques. Les revenus de la classe ouvrière et de la classe moyenne se sont considérablement dégradés (18). Cette baisse a des conséquences très concrètes en termes de conditions de vie, que l’on perçoit, en creux, dans les dispositifs d’urgence mis en place par des associations, tels que la distribution alimentaire et la mise à disposition d’espaces chauffés (19). Cette progression rapide de la pauvreté et des inégalités, ainsi que la colère sociale qu’elles engendrent, pointent les limites du modèle économique britannique, en particulier la faible régulation du marché du travail, où les emplois sont certes faciles à trouver mais aussi peu rémunérés et peu sécurisés.

Depuis l’été 2022, le Royaume-Uni est donc, d’une certaine façon, mis face à ses contradictions, sur la plan politique, économique, mais aussi diplomatique. À l’international, Sunak, comme ses prédécesseurs, fait le grand écart entre des rêves de leadership mondial et la réalité du monde actuel : le Royaume-Uni se voit en pionnier de la transition écologique mais Sunak ne met pas les pieds au Sommet pour un nouveau pacte financier ; il tente de développer ses accords commerciaux dans le Pacifique mais ne peut rivaliser avec la puissance chinoise, et voudrait maîtriser le contrôle de ses frontières sans réellement coopérer avec ses alliés. Ces contradictions ne sont pas nouvelles, mais elles se sont récemment sensiblement accentuées. Le modèle britannique est déstabilisé, et n’a pas fini de cahoter.

Notes

(1) Par exemple, dans la presse américaine : Sophie Tanno, Caolán Magee, « UK police face backlash over handling of anti-monarchy protests », CNN, 8 mai 2023 (https://​rb​.gy/​f​p​kt4).

(2) Cas Mudde, « The populist zeitgeist », Government and Opposition, vol. 39(4), p. 541-563, 2004 (https://​rb​.gy/​l​9​jfz).

(3) Corina Lacatus, Gustav Meibauer, « ‘Saying it like it is’ : Right-wing populism, international politics, and the performance of authenticity », British Journal of Politics and International Relations, vol. 24(3), p. 437-457, 2022 (https://​rb​.gy/​n​8​ta1).

(4) Coffee House, « Full text : Boris Johnson’s response to the Privileges Committee’s report », The Spectator, 15 juin 2023 (https://​rb​.gy/​2​5​1zc).

(5) Richard Partington, « The mini-budget that broke Britain – and Liz Truss », The Guardian, 20 octobre 2022 (https://​rb​.gy/​u​o​1ki).

(6) Haroon Siddique, « Why was the UK’s Rwanda plan for asylum seekers rules unlawful ? », The Guardian, 29 juin 2023 (https://​rb​.gy/​s​t​ldq).

(7) Frank Langfitt, « The U.K. will have 5 prime ministers in just 6 years. What’s gone wrong ? », NPR, 20 octobre 2022 (https://​rb​.gy/​p​a​qjq).

(8) Voir les chiffres du Bureau national des statistiques britannique : Office for National Statistics, « CPIH annual rate 00 : all items 2015=100. Source dataset : Consumer price inflation time series (MM23) », 19 juillet 2023 (https://​rb​.gy/​n​7​hs8).

(9) Anna Valero, « Why have energy bills in the UK been rising ? », LSE Bristish Politics and Policy blog, 20 octobre 2022 (https://​rb​.gy/​3​s​ybb).

(10) Environment, Food and Rural Affairs Committee, House of Commons, « Labour shortages in the food and farming sector », 6 avril 2022 (https://​rb​.gy/​6​0​mx8).

(11) Isambard Wilkinson, « Spanish olive oil market shrivels after worst harvest in decades », The Times, 4 octobre 2022 (https://​rb​.gy/​w​o​t5n).

(12) CCFD Terre Solidaire, « Hausse des prix : à qui profite la faim ? », 9 janvier 2023 (https://​rb​.gy/​5​m​k7i).

(13) Niels-Jakob Hansen, Frederik Toscani, Jing Zhou, « Europe’s Inflation Outlook Depends on How Corporate Profits Absorb Wage Gains », IMF Blog, 26 juin 2023 (https://​rb​.gy/​k​a​xa2).

(14) Office for National Statistics, « How increases in housing costs impact households », 9 janvier 2023 (https://​rb​.gy/​u​5​bn3).

(15) Office for National Statistics, « Subnational estimates of dwellings and households by tenure, England : 2021 », 27 février 2023 (https://​rb​.gy/​7​g​dqe).

(16) Voir par exemple : Graham Hiscott, « UK facing a YEAR-LONG recession if interest rates are increased again, experts warn », The Mirror, 27 juin 2023 (https://​rb​.gy/​0​1​1pg).

(17) Daniel Thomas, Nick Edser, Faisal Islam, « Interest rates : Bank of England boss denies wanting recession as rates rise », BBC News, 22 juin 2023 (https://​rb​.gy/​h​9​io2).

(18) Office for National Statistics, « Average household income, UK : financial year ending 2022 », 25 janvier 2023 (https://​rb​.gy/​h​u​qg2).

(19) Amelia Gentleman, « Hot drinks, free coats, cold, hungry children : the shocking reality of Britain’s winter ‘warm banks’ », The Guardian, 13 décembre 2022 (https://​rb​.gy/​n​7​vpq).

Légende de la photo en première page : Le 13 juillet 2023, le Premier ministre britannique, Rishi Sunak, s’apprête à donner une conférence de presse au cours de laquelle il appellera (en vain) à la fin des grèves dans le pays. Selon un sondage réalisé par Channel 4, en cas d’élections, les conservateurs au pouvoir n’obtiendraient que 90 sièges au Parlement, au profit d’un raz-de-marée des travaillistes qui en obtiendraient 461. Les prochaines élections générales sont prévues courant 2024. (© Number 10)

Article paru dans la revue Diplomatie n°123, « BRICS : vers un nouvel ordre mondial ? », Septembre-Octobre 2023.
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