2Le théâtre maritime est celui dont la maîtrise est la moins évidente pour Taïwan : il lui reviendra de gêner la manœuvre chinoise en cas de crise en lui déniant la maîtrise des eaux. Dans le cadre de la Quadriennal Defense Review de mars 2021, le ministère de la Défense taïwanais a mis l’accent sur le développement de capacités étendues de frappes « multidomaines (1) ». Cela passe par le développement d’une marine dont on a vu les limites (2), ce qui a poussé Taipei à investir dans des programmes de missiles antinavires Hsiung Feng (« Vent brave ») HF‑II et HF‑III.
Ce développement fut porté par le National Chung-Shan Institute of Science and Technology (NCSIST) à partir de 1994. Cet acteur a acquis une compétence certaine dans le domaine de la missilerie (3), faisant son entrée parmi les 100 premières entreprises de défense en décembre 2022 à la soixantième place (4). Les progrès réalisés au cours du programme ont vu le HF‑III passer d’un missile purement antinavire à un missile apte à la frappe de cibles terrestres lancé depuis un navire ou depuis la terre, à la manière des missiles Exocet. Toutefois, alors qu’un Exocet MM40 Block3 atteint les 180 km avec une charge de 160 kg, le HF-III emporte une charge de 225 kg à 150 km, voire à plus de 400 km dans sa version Extended Range. Contrairement à l’Exocet, le HF‑III est un missile supersonique (680 m/s, soit Mach 2), dont la mission est de frapper des cibles « durcies » susceptibles d’être défendues par des moyens passifs ou actifs dans le détroit de Taïwan, mais aussi sur le continent.
Il constitue donc une arme de choix pour la marine, l’armée de terre et le corps des marines taïwanais qui l’utilisent depuis 2007 en complémentarité avec d’autres (5). Aujourd’hui, le missile équipe les navires des classes Cheng Kung, Tuo Chiang, Kang Ding et Jin Chiang ainsi que des batteries côtières et mobiles (6). Un programme d’allègement du missile est également en cours de développement afin de le rendre aérotransportable pour l’armée de l’air (7). Le programme HF‑III a démontré sa maturité technologique et sa cadence de production sera amenée à être augmentée dans les prochaines années : au lendemain des épisodes de tension du mois d’août 2022, le NCIS a en effet annoncé son intention de la faire passer de 20 à 70 unités produites par an (8).
Le développement du HF‑III et les défis de la BITD taïwanaise
Toutefois, cette augmentation avait été proposée dès 2019 par la présidence taïwanaise (9). Ce délai de trois ans entre l’expression du souhait et la mise en œuvre de cette décision s’explique premièrement par le débat éternel entre les tenants d’une défense asymétrique, favorisant le HF‑III, et ceux d’une défense conventionnelle construite sur des programmes d’avions de chasse et de navires de haute mer. La priorité a ainsi été récemment donnée à des programmes plus structurants et plus visibles pour les forces armées taïwanaises, qui ont fait l’acquisition de 66 F‑16V en 2019. Seule la mise en œuvre en 2021 d’un budget additionnel séparé de celui du ministère de la Défense a permis de relancer le développement de missiles et de navires de combat plus légers.
Par ailleurs, Taïwan est vulnérable dans son approvisionnement en matériaux et compétences critiques, comme l’a rappelé l’épisode malheureux de janvier 2023 : des théodolites optiques nécessaires au calcul de la trajectoire du missile HF‑III ont été envoyés pour maintenance en Chine par le sous – traitant Leica. À cette vulnérabilité se superpose la mise en concurrence des besoins croissants de l’industrie missilière taïwanaise avec ceux des États – Unis et de l’Europe. Un délai de deux ans et demi est ainsi nécessaire aux États – Unis entre la commande et la livraison d’un missile, alors que 90 % de la production missilière américaine n’est assurée que par trois acteurs seulement (10). Dans un contexte de demande en hausse, cette concentration du secteur missilier occidental rajoute un degré de tension sur des chaînes de valeur déjà à flux tendus : 80 % des fournisseurs du Naval supply systems command (NAVSUP) de l’US Navy sont des sources uniques (11), ce qui réduit ainsi les stocks disponibles pour les besoins de la missilerie taïwanaise.
Produire plus de HF‑III suppose de continuer la remontée progressive de l’ensemble de la chaîne de valeur, ce dont le déroulement compliqué du programme HF‑III, étalé sur 13 ans, atteste. Taïwan a ainsi dû mettre au point une chaîne de production indépendante de fioul synthétique de haute densité JP‑10 nécessaire au HF‑III, notamment en raison de l’interdiction américaine d’exportation de ce type de carburant vers Taïwan à la fin des années 2000 (12). Même si les discussions en cours s’orientent vers la possibilité d’une coproduction américano – taïwanaise de missiles et de leurs composants, Taïwan fait face à une incertitude tant sur le degré de préparation de l’Armée populaire de libération que sur la fiabilité des approvisionnements extérieurs nécessaires à la poursuite de ses programmes de missiles.
Notes
(1) Ministry of National Defense, 2021 Quadrennial Defense Review, mars 2021, p. 23.
(2) oland Doise, « La modernisation de la marine taïwanaise », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 86, octobre – novembre 2022.
(3) Consulter le « Missile Threat. CSIS Missile Defense Project », CSIS.
(4) « Arms sales of SIPRI Top 100 arms companies grow despite supply chain challenge », SIPRI, 5 décembre 2022.
(5) John Dotson, « Taiwan pursues upgrades to its tactical missile systems », Global Taiwan Institute, 5 mai 2021.
(6) ‘ ‘‘‘桍”, Liberty Times.net, 18 décembre 2022.
(7) 齌峞篢鶼躟厗“丶儵’慲懽鎀匈DF霝悁恦謚, Liberty Times.net, 25 février 2022.
(8) Matthew Strong, « Taiwan manufacturer to more than double annual missile production », Taiwan News, 13 août 2022.
(9) Duncan Deaeth, « President Tsai orders rapid production of Taiwan’s indigenous missiles : report », Taiwan News, 25 janvier 2019.
(10) Jordan Cohen et Jennifer Kavanagh, « The real reasons for Taiwan’s arms backlog – and how to help fill it », War on the Rocks, 13 janvier 2023.
(11) Déclaration du directeur exécutif du NAVSUP d’avril 2022 rapportée dans George Whittier et Ben Bordelon, « The US National Defense Supply Chain is in Crisis », IndustryWeek, 4 août 2022.
(12) Lawrence Chung, « Taiwan has missiles able to hit Beijing, former head of island’s top weapons builder confirms », SCMP, 18 décembre 2022.
Légende de la photo ci-dessus : Tir d’un HF-III depuis une batterie côtière. (© NCIST)