En décembre 2022, quatre membres du Parlement européen ont été arrêtés et inculpés pour « corruption, blanchiment d’argent et organisation criminelle ». Ils auraient reçu de l’argent du Qatar pour défendre les intérêts de l’émirat. Ce cas met en lumière l’intensité des pratiques de lobbying (légales et illégales) auprès des instances européennes, remettant en question non seulement leur supposée transparence, mais aussi leur fonctionnement.
C’est un séisme institutionnel qui a fait trembler Bruxelles en décembre 2022, avec la révélation de ce que les médias ont appelé le « Qatargate ». L’une des principales personnes alors arrêtées n’est autre que la vice-présidente du Parlement européen, Eva Kaili, révélant l’importance de transactions financières occultes au sein d’une institution démocratique et offrant déjà de nombreux privilèges à des élus bénéficiant d’un salaire mensuel de 1,5 (Malte) à 5,3 (Roumanie) fois supérieur au revenu moyen de leur pays d’origine. Mais ils sont de plus en plus exposés à des pressions destinées à influencer leurs décisions, autrement dit les législations communes aux 27 membres de l’Union européenne (UE) sur des sujets aussi variés que l’usage ou l’interdiction de tel ou tel produit agricole, ou la pratique religieuse.
Une diplomatie de l’ombre ?
Le lobbying désigne l’effort fourni par certains représentants de groupes d’intérêt afin d’influer sur les processus de prise de décision publique. En soi, l’activité n’a rien d’illégal, dans la mesure où elle s’appuie sur l’une des caractéristiques fondatrices de tout système démocratique, celle de la délibération entre acteurs présentant des points de vue et des intérêts divergents. Si ce besoin de peser sur le processus décisionnel peut prendre la forme de rendez-vous officiels, les pratiques élaborées par les lobbyistes relèvent également de stratégies informelles pouvant s’apparenter à une diplomatie de l’ombre. À cet égard, le terme de « lobbyiste » – « représentant d’intérêts » dans la terminologie française officielle – désigne une vaste panoplie d’acteurs : porte-parole de corporations professionnelles, de grandes firmes transnationales, mais aussi de cabinets de conseil, d’ONG, de collectivités territoriales… À Bruxelles, ils occupent des bureaux dans le quartier européen afin de s’assurer une grande proximité avec les élus.
L’UE n’a jamais fait mystère de cette présence au sein et autour de ses institutions. Dans un effort d’identification et de régulation des activités de lobbying, elle a fait le choix de la transparence, en instaurant en 2011 un registre des organisations cherchant à influencer son processus législatif. Ce premier effort d’encadrement s’est renforcé au cours des années, s’adaptant à la diversification des stratégies élaborées par les représentants de groupes d’intérêt. Depuis décembre 2020 par exemple, le registre prend en compte les pratiques d’influence de gouvernements étrangers ayant recours à des cabinets de conseil bruxellois. Ainsi, les instances européennes ont conféré une légitimité institutionnelle à ces acteurs en contrepartie de certaines contraintes, dont l’obligation de s’enregistrer afin de pouvoir rencontrer les commissaires européens et les membres de leurs cabinets, eux-mêmes tenus de publier chacune de ces réunions. Une réforme de décembre 2020 a étendu le périmètre d’application de cette règle au Conseil de l’Union, notamment chargé de la coordination des politiques économiques des États membres, et, à ce titre, l’une des instances les plus visées par les lobbyistes. Au 21 février 2023, 12 519 groupes de pression étaient officiellement enregistrés auprès de l’UE – la majorité représentant des compagnies privées (3 055) et des acteurs commerciaux (2 639) –, dans une base de données publique et consultable par tous (1). Ils étaient environ 5 000 il y a seulement dix ans… Le milieu de la pharmacie est l’un des plus dépensiers, devant celui des nouvelles technologies.
Un cadre insuffisant
Le scandale du « Qatargate » a mis en lumière les nombreux manquements aux réglementations mises en œuvre depuis 2011. En effet, les « oublis » de la part d’eurodéputés quant aux cadeaux reçus de la part d’organisations ou d’États tiers apparaissent en nette disproportion avec l’ampleur de ces pratiques : en 2022, seul neuf d’entre eux se sont pliés à l’exercice. Or, depuis l’arrestation d’Eva Kaili, les déclarations se multiplient, à l’image de celle de la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, qui a publié une longue liste des cadeaux reçus en 2022 pour sa première année de mandat. Si ces « omissions » contreviennent aux règles édictées, elles soulignent surtout comment le cadre instauré a été débordé, mettant en exergue les failles de la politique de transparence.
Le 12 janvier 2023, Roberta Metsola a présenté les nouvelles pistes envisagées pour renforcer la surveillance et l’encadrement des activités de lobbying. Parmi celles-ci figurent l’abrogation des groupes d’amitié avec des pays tiers, qui ne font à ce jour l’objet d’aucun contrôle ; l’obligation pour les élus et leurs assistants parlementaires de déclarer l’intégralité des rendez-vous pris dans le cadre d’une séance législative (seuls les présidents de commission et rapporteurs y sont contraints), mais aussi l’interdiction pour les élus d’exercer des activités de lobbying dans les années suivant la fin de leur mandat européen. À l’image de l’ancien président de la Commission européenne José Manuel Durao Barroso (2004-2014), membre du conseil d’administration de la banque américaine d’investissement Goldman Sachs depuis 2016, nombreux sont ceux qui exploitent leurs connaissances des rouages et des acteurs européens pour se reconvertir dans le privé.
L’adoption de telles mesures s’avère difficile. S’il s’agit de restaurer la confiance en l’UE auprès des citoyens européens, certains s’inquiètent d’un encadrement trop strict des activités d’influence qui entamerait la puissance de l’Union comme arène majeure de négociation entre les acteurs de la mondialisation.
Note
(1) Le registre de la transparence de l’UE est disponible sur : https://ec.europa.eu/transparencyregister