Islamisme : contrôler à l’intérieur, utiliser à l’extérieur
Cette vague de religiosité dans le Sud de la Méditerranée a-t-elle un impact sur les relations internationales dans la région ? Les dirigeants des pays de la rive sud entretiennent dans l’ensemble une relation ambiguë avec le fait religieux. Percevant le potentiel révolutionnaire que représentait la dynamique islamique qui influençait de façon croissante les populations, ils ont progressivement abandonné leur orientation vers le laïcisme européen pour revendiquer de plus en plus ouvertement des références religieuses dans la structuration de la société. Profitant du financement saoudien dès les années 1970, et malgré leur méfiance à l’égard de l’islam politique promu par les Frères musulmans hébergés au Qatar à partir des années 1980, ils ont progressivement accompagné l’islamisation de leur société. Les promoteurs de l’islam politique ont ainsi saisi au début des années 2010 l’opportunité des révolutions arabes pour étendre son influence. À cette époque, tous les pays du pourtour méditerranéen, y compris la très laïque Turquie, revendiquaient une influence islamique dans le fonctionnement de la société. Seule la Syrie baasiste, le Liban multiconfessionnel et Israël, bien sûr, échappaient à cette tendance.
Pourtant, nombreux sont les chefs d’État qui craignent l’exaltation révolutionnaire d’un islam trop radical. L’Algérie de Bouteflika après la guerre civile, l’Égypte de Sissi après l’épisode Morsi, la Tunisie d’Essebsi après les années Ennahda sont des illustrations de la volonté des pouvoirs en place de réguler l’emballement religieux de leur peuple, promu par des réseaux issus du golfe Persique, riches, puissants et de plus en plus autonomes. La plupart des gouvernants tentent donc de maitriser l’énergie développée par l’attirance pour l’islam radical en la canalisant contre les Européens, en ajoutant aux griefs historiques classiques ceux de la dépravation des mœurs et de l’islamophobie. Le discours du président turc Recep Tayyip Erdoğan le 28 octobre 2023, évoquant à propos de la guerre entre Israël et le Hamas une « croisade du Croissant contre la Croix », est une illustration de cette instrumentalisation. Ce conflit illustre d’ailleurs assez bien le positionnement délicat des pouvoirs en place. Perçu comme un conflit anticolonial Sud-Nord renforcé par un antagonisme religieux exacerbé, le Hamas est identifié par la population de la région comme étant à la fois l’acteur d’une revanche face à l’Occident dominateur et le représentant d’une reconquête religieuse face aux juifs en terre d’Islam. Confrontés à cet enthousiasme populaire, de nombreux chefs d’État ont le plus souvent réagi par l’instrumentalisation (Turquie, Algérie, Syrie) ou la gêne (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Égypte, Maroc).
Chacun son modèle mais le besoin de spiritualité en partage ?
Ainsi, autour de la Méditerranée, le fait religieux n’est ni un vecteur d’unité ni la cause de la rupture qui s’accroit entre les rives, puisqu’une seule religion est véritablement active et que la fragmentation à l’œuvre est liée à d’autres facteurs préexistants. L’extraordinaire dynamique musulmane dans la région renforce cependant ces fractures en se positionnant comme un fait identitaire majeur et conquérant, capable d’unifier les opprimés et de leur offrir une revanche sur les Européens à travers un contre-modèle puissant et prosélyte, compréhensible par tous.
En réponse, l’Europe doit atténuer les tensions, notamment en réduisant les inégalités entre les rives et en acceptant que ses voisins du Sud développent des modèles alternatifs. Ce respect des différences religieuses et culturelles devrait permettre une relation plus équilibrée. Il doit s’accompagner en revanche d’une défense déterminée de notre propre modèle de société sécularisée qui limite sans la nier la religion à la sphère privée, tout en prenant sans doute mieux en compte le désir de spiritualité qui s’exprime.
Notes
(1) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, Flammarion, 1981.
(2) Arnold Toynbee, Le Monde et l’Occident, éditions Gonthier, 1964.
(3) Olivier Roy, Le Croissant ou le Chaos, Hachette, 2007 ; L’Obs, n°2683, 7 avril 2016 ; Gilles Kepel, Sortir du chaos : les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Gallimard, 2018.
(4) Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.
Légende de la photo en première page : La carte du Livre de Roger (1154). Carte de la mer Méditerranée commandée par le roi normand de Sicile Roger II, réalisée par le géographe Al-Idrissi. Issu d’une noble famille arabe d’Espagne, il est formé à Cordoue puis est appelé à Palerme par le roi Roger II. Sur la demande du roi, Al-Idrissi s’attèle à compiler les données géographiques de la région méditerranéenne pendant 18 ans.