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Islamisme et islam politique : tour d’horizon, enjeux et évolutions

Actuellement, qui seraient les autres protagonistes de l’islam politique ?

La question que vous posez est complexe. Elle est ambivalente pour une raison déjà évoquée supra. En effet, quels groupes et protagonistes placer sous le label « islam politique » ? Celles et ceux qui mobilisent le référentiel religieux musulman même sans être officiellement encartés ? Aussi bien ceux qui usent de violence que ceux qui n’en usent pas dans l’espace social ? Ceux qui jouent le jeu des institutions ou ceux qui, au contraire, restent à la marge ? Faut-il par ailleurs y inclure jusques et y compris les néo-salafistes quiétistes ? Si l’on comprend plus précisément l’islam politique comme un type d’activité collective animé par des acteurs qui s’engagent ouvertement dans le tissu social au nom d’un référentiel musulman pour conquérir à terme des positions de pouvoir, il y en a effectivement beaucoup. Je n’en citerai que quelques-uns. Il y a le Hamas (Mouvement de la société pour la paix), le mouvement Ennahda ou le Parti de la réforme (al-içlâh) en Algérie ; on peut citer aussi le PJD au Maroc, Ennahda en Tunisie, le Rassemblement national pour la réforme et le développement en Mauritanie, etc. Il y a des organisations qui pourraient être qualifiées d’islamistes, à l’instar du mouvement Justice et Bienfaisance au Maroc, lequel, jusqu’à présent, se tient cependant à l’écart de la compétition électorale mais offre un discours critique et alternatif sur les institutions officielles et la scène politique partisane.

En novembre 2023, le ministre français Bruno Le Maire réitérait son engagement à lutter contre « les deux plaies qui rongent littéralement la société française : l’islam politique et le trafic de stupéfiants ». Quelles formes prend l’islam politique en France, et par extension en Europe, et comment le phénomène est-il appréhendé par les gouvernements ?

Le ministre établit une étrange équivalence entre « islam politique » et « trafic de stupéfiants ». Je suis mal à l’aise avec toute forme de pathologisation d’un courant idéologique, politique, culturel ou religieux, et ce, quel qu’il soit. Cela n’est ni rigoureux du point de vue analytique ni socialement ou politiquement efficace. Faut-il pour autant être complaisant ? Je ne le pense pas non plus. Seul compte le discernement qui évite les dégâts de la politique du soupçon contre la composante musulmane du pays.

Je m’exprimerai surtout d’un point de vue franco-français par souci de rigueur et d’ancrage empirique suffisant pour envisager quelques réponses. En France, il est utile de dire, et de ne jamais se lasser de le répéter, trois choses. Primo, la plupart des locuteurs, hommes, femmes politiques et leaders d’opinion, ne semblent pas avoir une idée claire de l’islamisme ou de l’islam politique, autrement dit ils ne mesurent pas, ou feignent de l’ignorer, la diversité des courants qui s’y rattachent peu ou prou. En effet, il y a loin, du djihadisme — qui est une vision politique mortifère et extrêmement violente de l’islam — au conservatisme musulman, fût-il militant. Secundo, l’islamisme dans l’Hexagone est un phénomène à la fois éminemment minoritaire et non-violent. Tertio, l’une des seules fédérations musulmanes qui s’inscrit idéologiquement dans le courant historique des Frères musulmans égyptiens, c’est-à-dire Musulmans de France (MdF), n’a jamais prôné la violence, l’hostilité aux autorités politiques et civiles, et a même au contraire misé sur une démarche intégrationniste : depuis 2015, elle a multiplié les signes d’ouverture en direction des instances politiques et de la société civile, en paraphant par exemple la charte, très contraignante, des principes de l’islam de France, portée et soutenue par l’Élysée et le ministère de l’Intérieur, à la fin de l’année 2020. Tactique ou stratégique, c’est un constat objectif dont il faut bien tenir compte dans l’analyse de sa trajectoire et de celle de ses membres. Au surplus, cette organisation est certes conservatrice du point de vue religieux — elle n’est peut-être pas libérale comme le souhaiteraient certains —, mais elle ne soutient pas, si l’on s’en tient aux discours et aux documents à usage interne et externe qu’elle met à disposition des chercheurs et du public, l’action de mouvements islamistes étrangers et encore moins celle des mouvements les plus radicaux de l’islam.

Le prince saoudien s’écarte des fondements wahhabites traditionnels au profit d’une libéralisation de la société. À travers la vision de Mohammed ben Salmane, doit-on voir la base d’un régime « néo-wahhabite » ?

Le prince Ben Salmane veut changer l’image de son pays à l’étranger, notamment en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, en le sortant de l’ornière dans laquelle il s’est complu durant de longues décennies en tant que promoteur et exportateur mondial d’une vision exclusiviste, rigoriste et punitive de la religion musulmane. La diffusion du salafisme postwahhabite lui doit énormément. Aujourd’hui, Ben Salmane met tout en œuvre pour moderniser, sur le plan culturel, l’Arabie saoudite, en vue d’y attirer et d’y fixer toujours plus d’investisseurs et de touristes d’ordinaire plutôt séduits par les Émirats arabes unis, voire le Qatar, dans la région. Est-ce à dire que le souverain saoudien a complètement et définitivement rompu avec une centralité publique au moins conservatrice de la religion musulmane ? Je n’en suis pas sûr. En Arabie saoudite, l’islam reste politique puisqu’il est sous la coupe d’un pouvoir séculier qui l’utilise à toutes sortes de fins, tel le contrôle social de sa propre population et des opposants éventuels. J’ajoute que le régime saoudien se méfie et combat moins les Frères musulmans et les islamistes au titre de leurs doctrines religieuses que pour leur potentiel politique mobilisateur et oppositionnel.

Quid de l’islam politique chiite ?

Les trois places fortes de l’islam politique chiite restent incontestablement l’Iran, l’Irak et le Sud-Liban. Le Hezbollah libanais, qui fait à nouveau parler de lui après les attaques du Hamas le 7 octobre 2023 en Israël, qu’il a saluées, est un parti de masse, avec une branche politique légaliste et une branche militaire très bien organisée.

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