Depuis le déclenchement de son opération « Déluge d’Al-Aqsa » le 7 octobre 2023, le Hamas a certes ramené la question palestinienne au cœur des affaires internationales, mais il a aussi donné une visibilité sans précédent à toute une série de phénomènes miliciens collectivement étiquetés comme « l’axe de la résistance » aligné sur l’Iran. De quels acteurs s’agit-il et quel est leur poids militaire respectif ?
Si la révolution iranienne de 1979 a initié une politique d’exportation des thèses révolutionnaires de l’ayatollah Khomeyni aux quatre coins du monde (surtout musulman et surtout chiite), elle a aussi marqué le début de l’isolement diplomatique et des sanctions économiques qui ont torpillé la république islamique jusqu’à nos jours. L’agression militaire de Saddam Hussein (guerre Iran-Irak de 1980-1988) a, quant à elle, traumatisé la société iranienne et consolidé le complexe obsidional de la forteresse perse assiégée. Voilà deux facteurs majeurs qui ont poussé le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) à se tourner vers le choix stratégique de la guerre par procuration, consistant à investir dans des leviers externes de dissuasion et à maintenir les conflits à distance des frontières de la nation.
Si les premières initiatives d’encadrement milicien (au Liban) et de rapprochement politique (avec la Syrie) contre Israël ont surtout pris corps dans les années 1980 et 1990, les ramifications de la campagne américaine contre le terrorisme (2001) ont facilité le développement et/ou l’alignement d’autres proxies en Irak, dans les territoires palestiniens et au Yémen au cours des années 2000 et 2010. C’est dans le contexte de ces deux dernières décennies que ces différents acteurs ont progressivement été évoqués comme formant un « axe de la résistance » (mihwar al-muqawama), en pied-de-nez au fameux « axe du mal » (Iran, Irak et Corée du Nord) du président George W. Bush. Avec le temps, la libération de la mosquée Al-Aqsa en est devenue le mantra transversal, et le général Qassem Soleimani — commandant de la Force Al-Qods, tué par un drone américain en janvier 2020 — en est devenu la figure de leadership par excellence.
Au cours de ces dernières années, le CGRI s’est de plus en plus félicité d’avoir fait atteindre un niveau de coordination sans précédent à cet « axe », qu’il aime également appeler « les six armées de Téhéran en dehors d’Iran » (1). D’une manière extrêmement simplifiée, il est question du Hezbollah libanais, de milices chiites ayant rejoint les forces armées du régime syrien de Bachar el-Assad, d’un conglomérat milicien chiite en Irak (qui se fait de plus en plus appeler la « résistance islamique en Irak » ou RII), du mouvement Ansar Allah (plus souvent appelé « rebelles houthis ») au Yémen, et enfin du Hamas et du djihad islamique palestinien à Gaza et en Cisjordanie. Notons au passage que si les quatre premiers atouts de Téhéran partagent avec elle une certaine chiité (duodécimaine pour la plupart, zaydite pour les Houthis), les deux derniers sont bien sunnites et historiquement inscrits dans l’islamo-frérisme d’un point de vue idéologique.
Le Hezbollah
Le Hezbollah est sans équivoque la pièce maitresse de « l’axe ». Le lien Hezbollah-Iran s’appuie sur des liens interfamiliaux qui remontent à plusieurs siècles, et est doctrinalement entériné à travers la notion de marja‘iyya qui régule la hiérarchisation au sein du clergé chiite. C’est bien le CGRI qui a continuellement entrainé et armé la composante armée du Hezbollah (la RII) depuis 1982. Phénomène initialement cantonné dans le Nord de la plaine de la Bekaa, le Hezbollah a connu un développement exponentiel sur un peu plus de quatre décennies pour acquérir sa carrure actuelle : celle de l’acteur armé non-étatique le plus redoutable de tout le Moyen-Orient. Le harcèlement du Hezbollah est derrière le retrait unilatéral de Tsahal du Sud-Liban en 2000, et il a infligé sa première non-victoire à l’État hébreu à l’issue de la guerre des 33 jours en 2006. Dans le cadre de la guerre civile syrienne, il est l’acteur terrestre auquel le régime a principalement dû son salut à la suite de la bataille de Qoussair et la campagne de Qalamoun (2013). Depuis le 7 octobre 2023, le Hezbollah aurait tiré plus de 5 000 projectiles (roquettes, missiles) et mobiles (drones) sur Israël, forçant quelque 80 000 citoyens de Haute-Galilée à être durablement déplacés. Son arsenal, qui aurait avoisiné les 120 000 projectiles et 2 000 mobiles en 2022 (2), lui laisse théoriquement le choix entre de la dissuasion passive, une guerre d’usure et d’autres scénarios bien plus destructeurs. Sur le plan des ressources humaines, le mouvement chiite aurait perdu environ 350 combattants en neuf mois de guerre à Gaza, sur un total difficile à sonder. Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, avait annoncé en octobre 2021 que la composante armée de son mouvement, traditionnellement estimée à 25 000 combattants, comptait désormais 100 000 hommes mobilisables. Où que se situe véritablement le curseur (50 000 ? (3)) au sein de ce spectre des possibles, force est d’admettre que le mouvement dispose, également à ce niveau-ci, d’une certaine marge de confort en vue d’un éventuel conflit prolongé. Dernier point, et non des moindres : les dimensions stupéfiantes du « métro de Gaza » — plus de 800 kilomètres de tunnels creusés en dépit des contraintes du blocus israélien — posent désormais la question du corollaire libanais. Quels réseaux souterrains le Hezbollah est-il parvenu à creuser sous le Liban, la Syrie et Israël pendant les dix-huit années d’accalmie qui viennent de se dérouler le long de la frontière israélo-libanaise ? Voilà la principale migraine sécuritaire de tout futur gouvernement israélien.
Le segment syrien
Ce segment de « l’axe » est pour sa part territorialement important puisqu’il alimente directement le Hezbollah et élargit le front du Sud-Liban au niveau du Golan. Sur le plan politique, il incarne toutefois son maillon faible, puisque le régime syrien n’est pas près d’oublier la trahison du Hamas (dont le leadership, alors en exil à Damas, avait soutenu la rébellion anti-Assad au début des « printemps arabes » en 2012). Il convient donc de considérer plus particulièrement un sentiment de destins liés face à diverses menaces (Israël et ses alliés, rebelles proches des Frères musulmans, Daech, etc.). Concrètement, les groupes armés qui ont le plus incarné « l’axe » en Syrie — au regard de leur degré de connectivité au CGRI — sont les « Forces de défense nationale », qui auraient culminé avec 100 000 paramilitaires syrien(ne)s, la « Division des Fatimides » (Liwa al-Fatimiyoun), principalement composée de plusieurs (dizaines de) milliers d’Afghans hazaras, la « Brigade du peuple de Zaynab » (Liwa al-Zaynabiyoun), comptant approximativement un millier de Pakistanais chiites, ou encore la « Brigade Zulfikar » (Liwa Zulfikar), comptant environ 1 000 Irakiens également chiites. La situation étant toujours instable en Syrie, Israël semble encore aujourd’hui redouter davantage l’armement qui transite par son territoire (à destination du Hezbollah) que celui qui se trouve en possession des acteurs précités. La « guerre entre les guerres », qui a vu Israël mener des centaines de frappes en Syrie depuis 2013, donne la mesure du problème que ces convois incarnent.