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« L’axe de la résistance » : quels acteurs et quelles capacités ?

Résistance islamique en Irak (RII)

Le cas de l’Irak est particulièrement difficile à lire, tant le paysage milicien y a été caractérisé par une prolifération rapide et des recompositions kaléidoscopiques depuis l’invasion américaine de 2003. Les protagonistes armés qui se revendiquent du fameux « axe » y ont récemment pris l’habitude de revendiquer leurs opérations au nom de la RII. Selon les interprétations les plus récurrentes, cette appellation nébuleuse aurait pour but de permettre à certaines milices faisant partie de la « Mobilisation populaire » (Hachd al-Chaabi) de mener des attaques contre des bases américaines ou vers Israël directement, sans trop embarrasser le gouvernement fédéral de Bagdad dont elle est devenue une extension officielle. (Pour rappel, les unités majoritairement chiites du Hachd avaient été créées pour lutter contre Daech en 2014, et auraient atteint les 230 000 membres en 2023 (4).) Derrière cette RII se cacheraient surtout les groupes Kata’ib Hezbollah, Harakat Hezbollah al-Nujaba, Asa’ib Ahl al-Haqq et Kata’ib Sayyid al-Shuhada, dont les ressources humaines cumulées dépasseraient largement les 50 000 hommes. Si l’objectif de plus en plus martelé par ces acteurs est de forcer le départ des troupes américaines du sol irakien (et syrien, voire au-delà), leur capacité de nuisance est restée inscrite dans le registre de la nuisance tolérable. Un seuil avait toutefois été franchi en janvier 2024 avec une attaque au drone qui a causé la mort de trois soldats américains dans le Nord-Est de la Jordanie. À l’heure d’écrire ces lignes (mi-juillet 2024), la RII semble avoir réinitié ses attaques après cinq mois d’abstention. Plus de 200 attaques avaient été recensées entre octobre 2023 et février 2024 (5).

Les Houthis

La coopération du mouvement milicien, politique et religieux des « Partisans de Dieu » (Ansar Allah) avec l’Iran aurait, quant à elle, débuté à la moitié des années 2000, lorsque le président Ali Abdallah Saleh tua leur leader Hussein Badreddine al-Houthi. Depuis lors, deux décennies de violence extrême (qui auraient provoqué plus de 350 000 morts) n’ont cessé de voir l’inexorable expansion de la gouvernance des fameux « rebelles houthis » se poursuivre au Yémen. Aujourd’hui, les territoires sous leur contrôle comprendraient plus de 70 % de la population nationale. Depuis le 7 octobre, le leadership de cette force — grossièrement estimée à 200 000 combattants — s’est évertué à inscrire leur agenda (avant tout local) dans le cadre plus large du soutien à la Palestine… et ça marche, puisque leur visibilité et leur popularité n’ont jamais atteint de tels sommets. Rétrospectivement, les Houthis — dont l’arsenal semble insondable — auraient mené plus de 190 attaques contre des navires commerciaux entre novembre 2023 et mi-juin 2024, avec un impact considérable. En effet, cette campagne a diminué l’activité marchande du port israélien d’Eilat de 85 % (6), privé Le Caire de la moitié de ses recettes liées au canal de Suez et contraint le trafic maritime mondial à contourner l’Afrique, à nouveau et déraisonnablement (d’un point de vue financier et écologique), via le cap de Bonne-Espérance. Les répercussions économiques sont telles qu’elles ont déclenché l’opération militaire « Prosperity Guardian » par une coalition multinationale menée par les États-Unis en décembre 2023, puis l’opération militaire européenne « EUNAVFOR Aspides » en février 2024 (7), sans résultats performatifs jusqu’à présent.

Le Hamas et le djihad islamique

Enfin, le binôme que composent le Hamas et le djihad islamique pose un plus grand dilemme que jamais pour Téhéran. En effet, la matrice iranienne est en train de se voir progressivement privée des deux atouts intrinsèques à la cause palestinienne, sans laquelle son « axe » perdrait son liant idéologique. D’après les chiffres israéliens, les « Brigades Izz al-Din al-Qassam » auraient compté, à la veille du 7 octobre 2023, quelque 30 000 combattants répartis en 5 brigades, elles-mêmes composées de 24 bataillons (et d’environ 140 compagnies) (8). Après neuf mois d’affrontements, Tsahal estime avoir tué trois commandants de brigade, la quasi-totalité des commandants de bataillon et environ une centaine de commandants de compagnie. Le leader le plus recherché, Yahya Sinwar, l’est toujours, mais le second sur la liste, Mohammed Deif, vient d’être ciblé dans une attaque qui pourrait l’avoir neutralisé à Khan Younès. L’opération « Sabres de fer » annonce avoir éliminé 14 000 « terroristes » à Gaza (toutes factions armées confondues) (9) et force est de constater que le flux de projectiles, estimés à 15 000 pièces initialement, s’est récemment tari. Même si les mécanismes de relève sont déjà à l’œuvre, la composante armée du Hamas se fait objectivement décimer puisqu’elle aurait perdu entre un tiers et la moitié de ses forces vives et entrainées. Le coup dur ne se situe pas pour autant au niveau de ses ressources humaines puisque la prochaine génération de candidats djihadistes est en logique multiplication sous l’effet des bombes israéliennes. Mais au niveau des ressources matérielles — armement, équipement et infrastructures (notamment souterraines) —, le Hamas est voué à peiner pendant plusieurs années avant de pouvoir se reconstituer.

On peut raisonnablement déduire le même affaiblissement pour le djihad islamique (dont les moyens sont bien moindres) : la réorganisation des rangs composites est déjà à l’œuvre depuis hier, mais la régénération des stocks sera beaucoup plus compliquée demain.

Sur le plan rhétorique, l’objectif partagé par les membres de « l’axe de la résistance » consiste à instaurer un climat d’instabilité politico-sécuritaire en Israël et sur ses frontières et à lui imposer un blocus économique informel croissant, dans le but de provoquer à terme une émigration des populations israéliennes et d’inverser le schéma de dépossession des Palestiniens. Plus prosaïquement, la fonction primordiale de « l’axe » réside dans sa capacité à (continuer de) servir la stratégie de survie du régime de Téhéran. Alors que l’initiative « 100 % palestinienne » [propos de Hassan Nasrallah] du 7 octobre a provoqué les premières frappes directes (en 45 ans) entre Israël et l’Iran le 13 avril 2024, le CGRI a commencé à constater que les avantages de la guerre par procuration ont leurs limites. Lorsque le conflit entre Tsahal et le Hezbollah atteindra de nouveaux paliers d’intensité, scénario probable à court terme et inévitable à moyen terme, Téhéran devra probablement se battre sans procuration pour aider « l’enfant de la révolution » [surnom iranien du Hezbollah] et ainsi préserver sa principale assurance-vie au Moyen-Orient.

Didier Leroy, le 19/07/24.

Notes

(1) Rawad Taha, « We have established six armies outside our borders : Iranian military commander », Al Arabiya News, 27 septembre 2021 (https://​digital​.areion24​.news/​9f1.

(2) Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES), Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, 2022, p. 97 (https://​digital​.areion24​.news/​pit).

(3) Seth G. Jones, Daniel Byman, Alexander Palmer, Riley McCabe, « The Coming Conflict with Hezbollah », Center for strategic and international studies (CSIS), 21 mars 2024 (https://​rebrand​.ly/​g​d​b​t​cdg).

(4) The Economist, « The Iraqi militias are copying their overmighty cousins in Iran », 8 juin 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​wwt).

(5) Dr. Ameneh Mehvar, « ACLED Factsheet : US strikes and counter-strikes in the Middle East », ACLED, 3 février 2023, mis à jour le 9 février (https://​digital​.areion24​.news/​1ep).

(6) Annika Ganzeveld, Kelly Campa, et al., « Iran Update », Institute for the study of war (ISW), 15 juillet 2024 (https://​rebrand​.ly/​k​q​b​0​ntx).

(7) Rossella Marangio, « Shifting Tides : International Engagement in the Horn of Africa and the Red Sea », European Union institute for strategic studies (EUISS), 10 juillet 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​9aq).

(8) Emanuel Fabian, « Gallant : Hamas has lost control in Gaza ; gunmen who fired from hospital entrance killed », The Times of Israel, 13 novembre 2023 (https://​rebrand​.ly/​6​e​3​s​cpj).

(9) The Institute for National Security Studies (INSS), « Swords of Iron : An Overview », 28 juillet 2024 (https://​rebrand​.ly/​o​k​v​i​0jg).

Article paru dans la revue Diplomatie n°129, « Le Moyen-Orient durablement déstabilisé », Septembre-Octobre 2024.

À propos de l'auteur

Didier Leroy

Chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD), expert invité à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et chercheur associé à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

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