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L’industrie de l’armement russe et « l’opération spéciale » : adaptabilité, forces et faiblesses

Avec le déclenchement du conflit en Ukraine et le glissement de celui-ci vers une guerre d’attrition dès l’automne 2022, le complexe militaro-industriel (CMI) russe a connu de profonds changements.

Abreuvés de fonds, le CMI a recruté massivement et s’est réorganisé en vue de répondre aux exigences d’un champ de bataille très consommateur en artillerie, drones et munitions. Le niveau de sa production reste cependant difficile à estimer pour le chercheur en raison de l’embargo informationnel sur les données à caractère militaire en vigueur en Russie. S’en remettre aux chiffres officiels russes comme ukrainiens sur les pertes pose un problème méthodologique. Il en va de même pour les volumes de production avancés par les autorités russes. Frappée par les sanctions occidentales, la base industrielle et technologique de défense (BITD) russe s’est néanmoins adaptée. Disposant d’impressionnants stocks en réserve, elle ne s’est toutefois toujours pas sevrée des composants étrangers et redoute déjà le « jour d’après », quand les budgets se resserreront.

Le CMI russe à la veille de « l’opération spéciale » : un secteur sous perfusion de l’État

Le déclenchement de « l’opération spéciale » le 24 février 2022 est intervenu alors que le CMI russe — ou OPK pour Oboronno-promychlenyi kompleks — se trouvait à mi-parcours de la réalisation du plan d’armement 2018-2026. Revitalisé par le précédent plan — le 2011-2020 élaboré par l’ancien ministre de la Défense Anatoli Serdioukov —, le CMI n’en demeure pas moins grevé par une série de problèmes systémiques quasi insurmontables. Son organisation autour de grands conglomérats d’État — ODK pour les systèmes de propulsion, les moteurs et les turbines ; OAK pour le secteur aéronautique, tous deux appartenant à Rostec ; ou encore OSK, pour les constructions navales — ou de grandes sociétés publiques (dont la principale est Almaz-Antey pour la défense antiaérienne), irriguée par les commandes publiques ou d’export, mais peu tournée vers le secteur civil, l’a rendu peu compétitif.

En dépit de la mise en œuvre d’une politique de substitution aux importations volontariste survenue en 2014 après l’introduction des premières sanctions occidentales dans le contexte de l’annexion de la Crimée, le CMI russe est resté fortement dépendant de technologies et solutions industrielles étrangères (machines-outils, optronique, logiciels, semi-conducteurs…), alors même que les militaires russes ne souhaitaient plus acheter de matériel étranger sur étagère depuis le début des années 2010 (1). Les budgets attribués à la recherche et au développement restent par ailleurs insuffisants pour permettre d’innover, ce qui a conduit les entreprises de l’OPK à capitaliser sur la rente des projets ex-soviétiques.

Enfin, le secteur de l’industrie de défense a accumulé des dettes en raison de son manque de rentabilité. À l’été 2019, l’endettement du CMI est estimé à 2 000 milliards de roubles (environ 35 milliards de dollars) de créances auprès des établissements bancaires russes. Fin 2019, Vladimir Poutine aurait signé un oukase secret effaçant environ un tiers de cette somme, le reste devant faire l’objet d’une restructuration (2). Plus récemment, dans le contexte d’afflux massifs de fonds vers le CMI russe, la situation dans le secteur des constructions navales est jugée suffisamment critique pour que Poutine décide en octobre 2023 de placer OSK sous la tutelle de la banque VTB pour cinq années (3).

Le matériel à l’épreuve du champ de bataille

L’essentiel des affrontements se déroule le long d’une « ligne de contact » d’un peu plus de 1 000 kilomètres, qui s’étend de la région de Kharkiv aux rives pontiques de la région de Kherson, avec pour épicentre le Donbass. Ces combats sont relativement statiques depuis l’automne 2022, et demeurent caractérisés par l’emploi massif de l’artillerie et des drones. Les systèmes russes d’artillerie parmi les plus sollicités sont les systèmes de lance-roquettes multiples (LRM) comme le Tornado-S, et à munitions thermobariques TOS-1 et TOS-2. Les canons lourds autotractés Pion (203 mm) et les obusiers automoteurs Msta-S sont régulièrement aperçus dans les vidéos diffusées par les blogueurs de guerre. Ces systèmes sont utilisés en « tandem » avec les radars de contre-batterie Zoopark et Pénicilline. L’armée russe a commencé à recevoir depuis début 2024 des obusiers automoteurs Koalitsiya-SV qui peuvent mettre en œuvre des obus guidés de 152 mm Krasnopol, déjà tirés par d’autres pièces d’artillerie. Enfin, courant juin, le canon automoteur Malva (152 mm) — le « Caesar russe » —, fraichement livré par Rostec, aurait fait son apparition sur le front, dans la région de Kharkiv (4). À défaut de servir pour de grandes manœuvres, les blindés remplissent la fonction d’artillerie mobile. Sont régulièrement observés sur le champ de bataille les tanks de types T-72B3M, T-80BVM, et plus sporadiquement T-90M. Pour ce dernier tank, onéreux, la production était de 40 unités par an avant le déclenchement du conflit. Elle serait passée à 60-70 par an depuis février 2022 (5).

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