Les bombardements échangés en janvier dernier entre Téhéran et Islamabad ont mis sur le devant de la scène les enjeux de la question baloutche, qui touche directement les intérêts chinois. En effet, tandis que le danger sécuritaire, économique et géopolitique dans le Baloutchistan pakistanais est devenu incontestable pour Pékin, la région baloutche iranienne pourrait, elle, constituer à l’avenir un terreau fertile pour un djihadisme antichinois.
Entre le 16 et le 18 janvier 2024, le monde a été pris de court par les bombardements échangés entre l’Iran et le Pakistan (1). Dans les deux cas, la rationalité mise en avant fut le bombardement de séparatistes baloutches, réfugiés chez le voisin. Des tensions entre une puissance nucléaire agitée par une crise politique et économique profonde, et l’une des principales puissances anti-américaines du monde musulman, ne pouvait qu’éveiller craintes et intérêt dans les capitales occidentales…, mais aussi un certain sentiment d’impuissance. Ni Washington ni Paris ne peuvent prétendre avoir une capacité d’apaisement dans une crise entre Téhéran et Islamabad.
La seule puissance capable de véritablement influencer les élites des deux capitales est en Asie, et non en Occident : il s’agit de la Chine. Ces dernières années, Pékin s’est clairement imposée comme un partenaire incontournable pour les Iraniens comme pour les Pakistanais. De la même manière, et plus encore que pour les Européens et les Américains, cette crise représente, pour les Chinois, l’importance de la « question baloutche » pour la défense de leurs intérêts nationaux.
La Chine, cible des séparatistes baloutches pakistanais
C’est au Baloutchistan pakistanais que la question séparatiste est particulièrement problématique car ce territoire est important pour le développement du Corridor économique Chine-Pakistan (CECP) (2).
Pour les séparatistes baloutches, les intérêts économiques chinois et les ressortissants chinois eux-mêmes sont devenus des cibles, au Pakistan en général et au Baloutchistan en particulier, pour trois raisons : la Chine est un soutien important du pouvoir central pakistanais ; cela répond à une angoisse de la population locale baloutche, cette dernière associant au CECP une militarisation grandissante dans la région, et la possibilité d’une déstabilisation démographique à terme par l’attrait des projets financés par les financements chinois ; frapper un acteur étranger important donne la possibilité d’offrir une plus grande publicité à leur cause dans les médias internationaux.
Ce ciblage particulier est en fait une position soutenue par les séparatistes avant même l’annonce du CECP en 2015. En effet, déjà entre 1999 et 2008, des ingénieurs chinois actifs au Baloutchistan pakistanais avaient été pris pour cible. Cette stratégie a été confirmée dans le temps. Ainsi, en novembre 2018, le BLA (Armée de libération du Baloutchistan) a attaqué le consulat chinois à Karachi. En mai 2019, c’est l’hôtel Pearl Continental de l’important port de Gwadar qui est ciblé, illustrant par la même occasion l’inefficacité des mesures de sécurité qui, pourtant, rendent la vie si difficile à la population locale. En avril 2022, c’est un attentat-suicide qui frappe l’institut Confucius de l’université de Karachi. Enfin, en aout 2023, c’est un convoi militaire protégeant des travailleurs chinois qui est attaqué par les séparatistes. Malgré le travail de sécurisation incontestable des forces pakistanaises, un certain nombre de projets du CECP ont été arrêtés ou retardés à cause de cette pression terroriste.
Le danger est plus important encore depuis l’arrivée au pouvoir des talibans afghans. Certes, ces derniers, en réponse aux pressions pakistanaises, ont chassé les séparatistes baloutches anti-Pakistan qui, avant 2021, avaient trouvé refuge en Afghanistan. Mais ils leur ont permis de s’échapper vers le Baloutchistan pakistanais ou le Sistan-Baloutchistan iranien, ne retirant donc rien à la capacité d’action des séparatistes. Et ces derniers, comme le Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP, les talibans pakistanais), semblent avoir profité de l’armement abandonné par les Américains après leur départ d’Afghanistan, les rendant ainsi plus capables d’affronter l’armée pakistanaise. Selon un rapport du Pakistan Institute for Peace Studies, en 2021, ce sont le BLF (Front de libération du Baloutchistan) et le BLA qui ont été les principaux acteurs terroristes sur le territoire. Le 20 janvier 2022, un nouveau groupe baloutche réunifiant différentes forces séparatistes, le BNA (Armée nationalisme baloutche), a rappelé que le séparatisme ethnonationaliste n’était pas moins terroriste, au sens propre du terme, que le djihadisme, en frappant un marché populaire de Lahore. Il s’agissait de marquer les esprits, en prouvant que les séparatistes pouvaient frapper partout, et qu’ils n’hésiteraient pas à tuer des civils non-baloutches. Plus généralement, on ne peut que constater, au moins à partir de 2022, que les séparatistes baloutches se sont « professionnalisés », s’inspirant notamment des méthodes des talibans pakistanais.
Il est d’ailleurs possible que cette évolution soit le fruit d’une coopération entre les deux acteurs terroristes anti-pakistanais (3). On date les relations entre talibans anti-Pakistan et séparatistes baloutches de la période où ils avaient les uns et les autres trouvé refuge en Afghanistan, entre 2015 et 2020 (4). Ces trois dernières années, le TTP tend la main à toutes les forces s’opposant au pouvoir central pakistanais, même quand elles n’ont pas la même idéologie. Et, entre décembre 2022 et juin 2023, il a reçu l’allégeance de forces djihadistes agissant dans le Baloutchistan pakistanais, non seulement dans les territoires à majorité pachtoune, mais aussi dans les zones largement habitées par des Baloutches. Et comme les séparatistes ethnonationalistes, pour les mêmes raisons, il a décidé de faire des Chinois et de leurs activités économiques une cible (5). Le danger sécuritaire, économique et géopolitique, pour Pékin, dans le Baloutchistan pakistanais, est donc incontestable aujourd’hui.