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L’Arménie dans la tourmente

Cela fait près de deux mois que l’Arménie est secouée par un mouvement de protestation d’ampleur, le plus important depuis la défaite subie par le pays dans la guerre des 44 jours lancée en 2020 par l’Azerbaïdjan pour reprendre le contrôle de la région disputée du Haut-Karabagh et des territoires adjacents capturés par les forces arméniennes au début des années 1990.

En septembre 2023, dans une ultime attaque contre le Haut-Karabagh, l’Azerbaïdjan força le déplacement de la totalité de la population arménienne de la région, soit plus de 100 000 personnes. La plupart sont aujourd’hui réfugiées en Arménie, beaucoup vivent dans le dénuement et font face à un vaste flou administratif. Depuis, c’est l’Arménie elle-même qui est devenue un champ de bataille où se confrontent les intérêts divergents d’acteurs régionaux et internationaux. Les tentatives de l’Arménie pour normaliser les relations avec l’Azerbaïdjan se heurtent aussi bien aux exigences démesurées du président Ilham Aliyev qu’aux résistances en interne. L’annonce, le 17 avril dernier, de la décision du gouvernement arménien de rétrocéder quatre villages frontaliers de la région du Tavush (Nord-Est de l’Arménie) à l’Azerbaïdjan, dans le cadre d’un processus de délimitation et de démarcation de la frontière entre les deux pays, a provoqué une levée de boucliers.

« Tavush pour la patrie »

Mené par l’archevêque du diocèse du Tavush, Bagrat Galstanian — figure pour le moins insolite mais qui, dans un contexte où la confiance dans la classe politique est en déclin (1), avait suscité un certain engouement dans ce pays où le religieux est estimé —, le mouvement « Tavush pour la patrie » s’est d’abord constitué autour de villageois de la région, mais a très vite été rejoint par un nombre important de sympathisants. Parmi ces derniers figurent aussi bien des personnalités d’opposition pro-russe, dont l’ancien président déchu Robert Kotcharian, qui au fur et à mesure ont pris une place confortable aux côtés de l’archevêque, mais également des citoyens mécontents du mode de gouvernement du Premier ministre Nikol Pachinian. Ce dernier est accusé de mener le pays à la perte en s’engageant dans une spirale infernale de concessions vis-à-vis de l’Azerbaïdjan sans contrepartie ou garanties de sécurité.

À l’issue d’une marche de plusieurs jours vers Erevan, Galstanian a décrété des mesures de désobéissance civile et a appelé à la démission du Premier ministre. Il s’est également déclaré prêt à en assurer lui-même le poste dans un gouvernement intérimaire, malgré son inéligibilité. En effet, la Constitution arménienne interdit l’accession à un poste ministériel à tout candidat n’ayant pas eu la citoyenneté exclusive du pays dans les quatre années précédentes. Or, Galstanian a la double citoyenneté canadienne. Si le mouvement est en train de se radicaliser, l’archevêque usant de plus en plus d’une rhétorique de guerre civile et s’alliant avec des bandits notoires (2), agaçant une population majoritairement réticente à ces pratiques qu’elle associe aux anciens dirigeants et à l’influence néfaste de Moscou, il reste les symptômes d’une colère et d’une fatigue qui se propagent dans la société face à l’absence d’alternative à la politique du gouvernement actuel.

Si les villages en question reviennent à l’Azerbaïdjan en vertu des accords d’Alma-Ata, consacrant en décembre 1991 les frontières internationales des ex-républiques soviétiques, commencer le processus par ces territoires est loin d’être anodin. Il est le fruit de la menace militaire dont use le président azerbaïdjanais, Aliyev, pour obtenir des concessions unilatérales de l’Arménie, concessions dont il se targue en interne comme d’un succès personnel toujours renouvelé (3). Depuis ses victoires dans le Haut-Karabagh (d’abord en 2020, puis en 2023), Aliyev s’est fait le chantre d’un triomphalisme militaire versant régulièrement dans un discours irrédentiste vis-à-vis de l’Arménie. Pachinian l’a admis : l’alternative au transfert de ces quatre villages aurait été une guerre que l’Arménie n’avait pas le moyen de remporter (4). Cet accord ne prévoit de fait aucune contrepartie de la part de l’Azerbaïdjan qui continue d’occuper plus de 200 km2 du territoire arménien, dont une partie se trouve dans la région même du Tavush, occupée depuis les années 1990 et dont le texte ne fait pas état. Il compromet également une voie de communication stratégique connectant le pays avec la Géorgie, son voisin du nord, et rapproche les forces azerbaïdjanaises des communautés arméniennes frontalières en résultat de quoi un certain nombre de villageois perdent l’accès à leurs terres agricoles et à leurs maisons.

Si le mouvement de Galstanian en manque de ressorts politiques est en train de s’essouffler, les questions soulevées dans le Tavush sont, elles, légitimes. En l’absence de réponses et de garanties concrètes sur le bien-fondé de ces concessions, le Premier ministre Pachinian, qui est aujourd’hui engagé dans un pivot stratégique ambitieux vers l’Occident et la poursuite d’un accord de paix avec l’Azerbaïdjan, risque de se retrouver dos au mur face à une instabilité civile ingérable. Les violences policières (5) déployées contre les manifestants et les personnalités d’opposition montrent les limites d’un pouvoir qui tire sa légitimité en grande partie de l’agenda démocratique proposé à l’issue de la révolution de Velours qui, au printemps 2018, a amené Pachinian au pouvoir.

Russie-Azerbaïdjan : des liaisons dangereuses pour une Arménie qui vire à l’ouest

Le 12 juin se retiraient les dernières troupes du contingent de maintien de la paix russe stationnées dans le Haut-Karabagh. La paix, non seulement elles ne l’y ont pas maintenue, mais elles furent un témoin passif du siège de neuf mois que lui imposa l’Azerbaïdjan et de l’attaque meurtrière des 19 et 20 septembre 2023 ayant mené à l’exode de la quasi-totalité des Arméniens du Haut-Karabagh (6). C’est en novembre 2020, à l’issue de la guerre des 44 jours, que la Russie avait déployé 2000 soldats dans le Haut-Karabagh dans un geste qui s’apparentait alors à un tour de force : elle se présentait à la fois comme une puissance incontournable pour le maintien de la stabilité dans le Caucase du Sud, ayant négocié l’accord de cessez-le feu devant permettre aux 120 000 Arméniens de revenir dans leurs maisons (sur les 150 000 qui y habitaient avant 2020), et d’étendre sa présence militaire sur le territoire de jure de l’Azerbaïdjan. Ces développements signalent à la fois la consolidation des positions azerbaïdjanaises après le démantèlement du Haut-Karabagh, mais aussi une évolution des relations entre l’Azerbaïdjan et la Russie largement au détriment de l’Arménie.

À propos de l'auteur

Anita Khachaturova

Chercheuse en science politique au Centre d’étude de la vie politique (Cevipol) de l’Université libre de Bruxelles (ULB).

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