Depuis l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne et les pays qui la composent ont entrepris de renforcer leur production de munitions d’artillerie et de missiles tactiques, à la fois pour fournir Kiev et pour recompléter leurs stocks nationaux. Mais au-delà des dispositifs administratifs abscons et des effets d’annonce médiatiques, où en est réellement l’erratique montée en puissance de la filière munitionnaire européenne ?
Dans un précédent article (1), nous étions déjà revenus sur les ambitions affichées par l’Europe en matière non seulement de livraisons de munitions vers l’Ukraine, mais aussi de reconstitution de l’outil industriel permettant aux armées européennes elles – mêmes de recompléter et de renforcer leurs stocks de munitions, principalement les obus de 155 mm et de 120 mm et les missiles tactiques antichars et antiaériens. De nombreuses initiatives ont ainsi été lancées dès l’été 2022, aussi bien par l’Union européenne que par l’OTAN, ou par des regroupements de pays européens, membres ou non de l’Union.
Des discours et des actes
Du côté européen, le premier niveau d’aide fourni par la Facilité européenne pour la paix (FEP) consiste à encourager financièrement la livraison de stocks de munitions existants. Mais très vite, un deuxième niveau est mis en place pour permettre l’acquisition conjointe de munitions, que ce soit pour compléter les stocks ou pour poursuivre l’aide à l’Ukraine. L’initiative EDIRPA (European defence industrial reinforcement through common procurement act) est ainsi dévoilée en juillet 2022. En jouant sur la demande, l’EDIRPA vise à réduire les coûts d’achat et à offrir une meilleure visibilité sur la disponibilité et les délais de livraison des munitions. On notera d’ailleurs que des initiatives transnationales similaires ont aussi été mises en place en dehors du cadre de l’EDIRPA, comme l’acquisition conjointe par la Belgique, Chypre, la Hongrie et l’Estonie de missiles antiaériens français Mistral, par exemple.
L’année suivante, sous l’impulsion du commissaire européen Thierry Breton, un troisième instrument a été mis en place pour, cette fois-ci, dynamiser l’offre industrielle en matière de munitions. L’ASAP (Act in support of ammunition production) vise à soutenir financièrement l’industrie de défense au niveau des principaux goulets d’étranglement, à savoir la production de poudre, d’explosifs, d’obus et, dans une moindre mesure, de missiles. Près d’un demi-milliard d’euros a ainsi été investi par l’Union auprès de divers industriels européens et norvégiens, le plus souvent dans le cadre de projets multinationaux visant, in fine, à produire des coups complets pouvant être achetés pour une livraison à l’Ukraine, ou pour recompléter les stocks de munitions entamés par les livraisons de ces deux dernières années.
En bonne voie, mais peut mieux faire
De manière générale, l’Agence européenne de la défense (AED) a multiplié les contrats – cadres qui permettent aux pays membres de l’Union de passer des commandes rapides et groupées de munitions. Récemment, le directeur exécutif de l’AED faisait un premier bilan provisoire, en quelques chiffres : « Regardez ce que nous faisons en termes de munitions de 155 millimètres : 60 contrats – cadres, 10 États membres passant actuellement des contrats par notre intermédiaire. Nous estimons que le volume des commandes s’élève aujourd’hui à environ 350 millions d’euros, ce qui n’est pas mal compte tenu de l’appétit mondial actuel pour les munitions de 155 mm. Mais dans le même temps, nous avons encore beaucoup de capacités disponibles dans les contrats – cadres que nous avons conclus avec l’industrie. (2) » On le voit, si la dynamique est bonne, les résultats ne sont cependant pas encore au niveau attendu.
Même son de cloche, d’ailleurs, au sujet des livraisons globales auprès de l’Ukraine. Au printemps 2023, l’objectif affiché par l’Europe était une livraison d’un million de munitions d’artillerie, principalement au calibre 155 mm, dans le cadre d’un effort commun via la FEP. En mars 2024, toutefois, seulement un peu plus de la moitié des munitions promises avaient effectivement été livrées dans le cadre de cette initiative.
Des calculs impossibles
Difficile, cependant, de tenir une comptabilité exacte des munitions réellement livrées à l’Ukraine, ou même de celles actuellement produites en Europe. En effet, aux premières heures du conflit et face à l’inertie initiale des administrations et agences européennes, la plupart des pays européens ont entrepris avant toute chose de renforcer leur propre industrie. Ce qui a effectivement boosté les productions nationales, mais a ralenti la mise en place de synergies bénéfiques. Et pour complexifier encore un peu plus les grilles de lecture, on notera que plusieurs industriels européens, notamment les français KNDS (ex-Nexter Munitions) et Eurenco, spécialisés respectivement dans la production d’obus et de poudres, ont reçu d’importants contrats de la part de l’OTAN. Et à cela viennent encore s’ajouter les actions bilatérales et les initiatives indépendantes, comme celle menée par la République tchèque afin de trouver plusieurs centaines de milliers de munitions de 155 mm et de 122 mm en dehors de l’Union européenne, pour les fournir à l’Ukraine.