La première Stratégie industrielle européenne de défense (EDIS) a été récemment publiée. Elle vise haut, en fixant des objectifs tels que l’acquisition d’au moins 40 % des équipements de défense de manière collaborative d’ici à 2030 ou la dépense de 50 % de son budget d’acquisition de défense au sein de l’UE d’ici à 2030 et de 60 % d’ici à 2035. Il s’agit d’un pas en avant symbolique important, mais n’est-ce pas un peu tard ?
À bien des égards, la première Stratégie industrielle de défense européenne est attendue depuis longtemps, mais, au moins, elle suscite une plus grande prise de conscience politique quant à l’importance de l’industrie de défense européenne. D’un point de vue conceptuel, elle réussit bien à souligner les raisons essentielles d’avoir une industrie de défense. Je dirais également qu’à bien des égards, l’EDIS remet même en question certaines des hypothèses de l’Union européenne en matière d’industrie de défense. Certains décideurs politiques de l’UE n’ont pas toujours compris que le marché de la défense était intrinsèquement politique et stratégique, et ils l’ont rapidement traité comme n’importe quel autre type de secteur. Avec l’EDIS, cette hypothèse a désormais été éliminée, mais votre question sur l’opportunité de la stratégie est importante. En effet, bon nombre des problèmes structurels auxquels est confronté aujourd’hui le marché européen de la défense (sous – investissement, manque de capacité de fabrication, insécurité de la chaîne d’approvisionnement, absence de « demande intérieure » en Europe) sont hérités des deux ou trois dernières décennies. Cela signifie également que chaque correction des inactions du passé ne se fera pas du jour au lendemain, mais nécessitera un changement complet et à long terme des mentalités quant à la manière de voir l’industrie de défense au cœur de la défense européenne.
Les deux dernières années ont montré que les industries israéliennes et américaines étaient les grandes gagnantes du réveil stratégique européen. La nouvelle stratégie est-elle un peu trop optimiste quant aux pratiques européennes en matière de marchés publics ?
C’est exact, et la Stratégie elle – même souligne que l’Europe est devenue encore plus dépendante des approvisionnements extérieurs en équipements militaires depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les industries américaines et israéliennes ont profité du réveil stratégique de l’Europe, tout comme des pays comme la Corée du Sud qui, comme on le sait, a décroché d’importants contrats avec la Pologne. Dans de nombreux cas, il a été avancé que de telles réactions impliquant des achats effectués rapidement étaient inévitables, car l’Europe ne disposait tout simplement pas des équipements ou des capacités militaires en stock pour approvisionner ses forces. Je ne suis pas sûr que cet argument soit systématiquement valable, car il faut considérer que de nombreux pays européens s’approvisionnent encore en dehors de l’Europe pour signaler leur engagement envers d’autres partenaires. On constate également que les livraisons d’équipements non européens concernent des technologies sophistiquées (avions) et moins sophistiquées (munitions). Il est également nécessaire de s’interroger sur ce que l’on entend par « court terme » et « long terme », car je ne pense pas que les Européens « achèteront nécessairement européen », même à plus long terme. En ce sens, nous devons nous demander si le marché européen finira un jour par fournir la plupart des matériels sans qu’il y ait de changements fondamentaux. La stratégie reconnaît au moins ce problème, mais le résoudre prendra beaucoup plus de temps et dépendra des signaux politiques, basés sur le contexte géopolitique, que les gouvernements européens donneront à l’industrie européenne.
Ce n’est pas facile de travailler avec autant d’États et autant d’entreprises – qui sont parfois en concurrence intranationale – qui sont plus ou moins sous le contrôle des États membres… Et tout cela dans un contexte où les États ont des positions différentes sur les natures de l’approvisionnement. L’EDIS aura-t‑elle un rôle en termes de régulation du marché ? Les acteurs « joueront-ils équitablement le jeu » ?
Je pense que c’est une question fondamentale. En fait, l’EDIS a fait preuve d’une certaine flexibilité en matière de réglementation du marché. Comme nous le savons, les anciennes réglementations européennes en matière de défense étaient largement formulées en termes de libéralisation du marché, mais les directives liées aux marchés publics de défense et aux transferts intra – UE n’ont pas vraiment eu d’effet substantiel sur les comportements du marché. Nous n’avons toujours pas de marché européen unique de la défense. Cependant, les pressions induites par la guerre en Ukraine et la nécessité d’augmenter rapidement la production de défense signifient que l’UE devra faire preuve de plus de flexibilité dans la manière dont elle applique la réglementation européenne existante en matière de défense. L’EDIS souligne déjà qu’elle étendra la dérogation à la directive européenne sur les marchés publics de défense dans le cadre du futur programme européen de l’industrie de défense (EDIP). En ce qui concerne la directive sur les transferts intra-UE d’équipements de défense, l’EDIS propose une autre évaluation qui devrait être achevée d’ici à 2025. Par conséquent, je pense que l’EDIS reconnaît qu’il existe des limites au cadre réglementaire actuel pour le marché européen de la défense.