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Le Brésil peut-il devenir un narco-État ? Quelles conséquences pour la France et l’Europe ?

Tandis que la criminalité et le trafic de drogue sont devenus le principal problème du Brésil, la montée en puissance et la force de frappe financière des groupes criminels brésiliens constituent pour une Europe en pleine crise un risque systémique majeur, encore largement sous-estimé, voire incompris.

Depuis la campagne électorale de 2018 et l’élection surprise de Jair Messias Bolsonaro à la présidence de la République, à la faveur d’une tentative d’assassinat commise par un militant d’extrême gauche le 7 septembre 2018, le Brésil est traversé de convulsions, certes récurrentes dans l’histoire contemporaine de ce pays, mais qui révèlent plus que jamais sa grande fragilité structurelle (2). La difficile réélection à la présidence de Luis Inácio Lula da Silva le 30 octobre 2022 ne saurait masquer que, malgré l’alternance politique entre deux blocs radicalement opposés de la scène politique brésilienne, ce scrutin n’a pas fondamentalement changé la donne intérieure pour de très nombreux Brésiliens qui continuent d’affronter une insécurité massive, la précarité sociale, les incertitudes politiques et économiques et le développement d’une grande criminalité qui fait courir un risque existentiel majeur aux populations, aux structures étatiques brésiliennes et à tout ce qui fait la vie de ce pays (presse, élus, collectivités locales, syndicats, etc.) (3).

Plus globalement, l’Amérique latine, sauf exceptions identifiées (Haïti, Cuba ou le Vénézuéla par exemple), semblait s’orienter depuis les années 1990 sur la voie d’une réelle stabilité démocratique, d’une croissance économique débouchant sur une plus grande prospérité et sur une réduction, certes difficile, des inégalités sociales les plus criantes. Or, en 2024, force est de constater qu’au Brésil comme ailleurs dans le sous-continent, et quelle que soit l’orientation politique des gouvernements en place, le retour en arrière que connaissent de nombreux pays de la région (recul des libertés démocratiques, croissance atone, reprise des fortes inégalités sociales, explosion de la criminalité, tentatives de coup d’État comme encore récemment en Bolivie) frappe par son ampleur et son intensité. Plus grave encore, des pays jusque-là plus ou moins épargnés par la très grande criminalité (à l’exemple du Chili ou de l’Argentine) sont à leur tour rattrapés par ce phénomène qui gangrène de plus en plus les sociétés latino-américaines.

Le « modèle » criminel mexicain ou colombien semble même devenu une norme pour tous et le Brésil n’est évidemment pas épargné par ce phénomène aussi structurel qu’inquiétant pour la stabilité de notre monde. De fait, la force de frappe financière et militaire des groupes criminels latino-américains, et parmi eux, ceux du Brésil, constitue une menace majeure au moins comparable à la menace islamique pour l’Europe ou aux conflits géopolitiques en cours ou latents entre grandes puissances, à l’exemple de la guerre en Ukraine. Cette menace systémique, qu’on peut qualifier de menace à bas bruit et dont les principaux tenants et aboutissants ne sont pas toujours perçus par les opinions publiques et dirigeants des pays européens, peut en réalité nous entrainer dans un gouffre dont il sera extrêmement difficile de ressortir. C’est d’ailleurs ce constat d’être au bord du gouffre qui a conduit le Salvador et son président élu en 2019, Nayib Bukele, à mettre en place une politique éminemment répressive et spectaculaire de lutte contre les grands groupes criminels salvadoriens, en justifiant cette stratégie par l’effondrement quasi complet de l’État de droit.

À ce contexte latino-américain s’ajoute la fragilisation croissante de nombreux États européens, sous l’effet de crises politiques, économiques, sociales et démographiques. Cette situation offre une opportunité historique phénoménale aux groupes brésiliens criminels, qui ont parfaitement compris à quel point ces crises géopolitiques, migratoires, sécuritaires, politiques et économiques qui frappaient l’Union européenne (UE) et ses États membres représentaient pour eux leur plus grande chance d’établir leurs règles et leur diktat en dehors de leur pré carré et de ses marches, comme en Guyane française (4) ou aux Antilles. La grande criminalité brésilienne doit donc devenir un objectif critique à combattre pour les États européens et ce sujet ne doit en aucun cas être sous-estimé.

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