Dans votre ouvrage Technopolitique, vous expliquez notamment que les Big Tech sont des entités hybrides qui remodèlent la morphologie des États et redéfinissent les jeux de pouvoir et de puissance entre les nations. Alors que ces géants technologiques américains ont pris une place incontournable dans l’économie américaine et mondiale, et outre le rôle de mécène et de soutien aux partis, quid du rôle de ces Big Tech et de leur influence dans la vie politique américaine ?
Dans mon ouvrage Technopolitique, je parle effectivement de « Big Tech » car il y avait besoin de poser un système et de démontrer que ce dernier fonctionne comme une infrastructure publique. Mais une infrastructure qui se privatise. Nous sommes effectivement face à des acteurs qui sont les concepteurs et propriétaires de plusieurs infrastructures-socles. Dans ma démonstration, j’ai jugé utile d’essentialiser le concept de Big Tech, tout en évitant absolument d’utiliser les acronymes GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ou GAMMA/GAMAM (depuis que Facebook est devenu Meta) qui survisibilise certains acteurs et passe sous le radar d’autres structures plus petites en taille mais plus puissantes sur certains champs d’influence. Ce concept m’a été nécessaire pour comprendre le grand ensemble, la dimension systémique de ces acteurs hybrides inédits, surtout lorsque l’on cherche à poser une grille d’analyse à froid des infrastructures technologiques actuelles sur les trois couches principales du cyberespace (matérielle, logicielle, sémantique). Mais attention néanmoins, si le concept de Big Tech est intellectuellement utile pour comprendre les dynamiques technopolitiques à l’œuvre, il ne faut néanmoins pas négliger leur hétérogénéité à un niveau d’analyse plus granulaire : selon l’élément technologique que l’on regarde, toutes les Big Tech ne se valent pas, ne portent pas les mêmes modèles économiques ni les mêmes narratifs, et peuvent proposer des visions idéologiques qui se confrontent.
Plus précisément, concernant leur dimension politique et idéologique, ce concept est moins opérant car les acteurs technologiques structurels ne constituent pas un ensemble homogène. Il y a pléthore d’acteurs disparates avec des incarnations différentes. Un sujet grandissant apparait depuis quelques années autour de l’influence politique ou idéologique d’une partie de l’élite technologique californienne. En effet, à l’approche des élections américaines, mais en fait depuis 2016, nous observons de véritables velléités d’influence par les éternels et très célèbres Elon Musk, de X Corp., et Peter Thiel, fondateur de PayPal, de Palantir et de la société d’investissement Founders Fund, finançant aujourd’hui parmi les plus stratégiques start-ups de la Silicon Valley à l’instar de la discrète mais puissante Anduril ou de SpaceX, propriété de son meilleur ennemi, Musk. D’autres grands argentiers de la Silicon Valley prennent des positions de plus en plus radicalisées à l’image de Marc Andreessen, Ben Horowitz (1) ou encore David Sacks — proche de Thiel et de Musk, issu de la « mafia PayPal » (2) — qui a créé un podcast influent appelé All-In où il promeut justement une idéologie réactionnaire de la droite alternative américaine dite alt-right (3). Ainsi, au sein des Big Tech, de nombreux acteurs pensent et assument publiquement, de plus en plus, des positions qui pourraient être proches de l’idéologie de l’alt-right. Mais une fois que l’on a dit qu’une partie de la Vallée se rapproche de l’alt-right — ce que j’ai écrit sans hésiter dans Technopolitique —, une question plus fondamentale se pose à mes yeux : l’alt-right, c’est quoi ? Est-ce une idéologie robuste ou un patchwork de contrarians, des hommes antisystème qui se posent comme des chantres de la liberté maximale ? Il n’y a pas, à vrai dire, de colonne vertébrale commune entre toutes les personnes que l’on a citées : chacune va porter un patchwork d’idées radicales qui lui est propre, où l’on retrouve pêle-mêle des tendances climatosceptiques mais qui ne sont pas systématiques, parfois isolationnistes autour des slogans trumpistes « America first » ou « Make America great again » (4). Certains, comme Musk ou Thiel, sont dans une forme de croisade sur la question des mœurs et de l’antiwokisme dont ils pensent qu’il gangrène la côte ouest des États-Unis. Bref, il y a bien une inclination vers l’alt-right de certains milliardaires stars de la scène tech américaine, à condition de garder en tête l’hétérogénéité des sensibilités. Cette inclination est soudain visible car, même s’ils ne sont pas si nombreux, ils sont extrêmement puissants et conçoivent aujourd’hui des outils technologiques systémiques capables d’influencer l’agenda politique.
À l’inverse d’ailleurs, d’autres dirigeants, comme ceux de Google, ou encore Sam Altman à la tête d’OpenAI (5), sont accusés de wokisme. Lorsque ChatGPT est sorti en novembre 2022, il a été très intéressant d’observer comment l’intelligence artificielle (IA) générative est devenue l’un de ces champs de bataille culturelle qui rappellent furieusement la pensée du philosophe italien Antonio Gramsci (6).
Enfin, il ne faut pas oublier que la Silicon Valley est un écosystème minuscule où tout le monde se connait, imprégné de rivalités personnelles, d’alliances et d’inimitiés dignes de la série américaine Dallas.
Comment expliquer cette inclination vers l’alt-right (7) que vous décrivez ?
Le fait de pencher vers l’alt-right peut s’expliquer par une première raison, assez basique au fond : l’administration américaine essaie régulièrement de mettre ces géants de la technologie au pas par des réglementations et des mesures antitrust. Il existe également aujourd’hui un grand nombre de procès, notamment sur l’application des réseaux sociaux, sur les tentatives de réglementation de l’IA, etc. En réaction, les Big Tech cherchent à participer à l’écriture de la loi (les discussions multipartites mais aussi les dépenses en lobbying sont exponentiellement croissantes), à maintenir le statu quo en pointant du doigt les woke et les progressistes pro-réglementations, pour contrer cette pensée et essayer de préserver et défendre leur capacité d’agir et d’innover afin qu’elle soit hors de toute réglementation et de toute nouvelle entrave réglementaire — ce qui est, en réalité, leur plus grande crainte. Et puis, sur un plan plus idéologique, certains comme Thiel, mais pas tous, ont une vision très claire de la démocratie qu’ils assimilent à une forme de « dictature de la médiocrité », créant cette dialectique dangereuse et binaire : liberté vs. démocratie.