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L’Union européenne et sa sécurité alimentaire

De la crise économique et financière de 2007-2013 jusqu’à la guerre en Ukraine, en passant par la pandémie de Covid-19, l’économie mondiale a connu une série de chocs qui ont eu la particularité de restaurer la notion de sécurité alimentaire et de la faire figurer dans la liste des principaux défis à relever au cours de ce XXIsiècle. Dans le cadre du conflit au Proche-Orient, le sort d’un pays comme le Liban en matière d’approvisionnement alimentaire s’est invité dans l’équation géopolitique, comme pour montrer que la sécurité alimentaire était un objectif précaire. A priori, la question de la sécurité alimentaire concerne avant tout les pays les plus vulnérables, ceux qui ne sont généralement pas dotés des moyens idoines pour produire (terres cultivables, eau, intrants, machines agricoles, politiques publiques de soutien aux agriculteurs). On connait la longue liste des nations pouvant être classées dans des zones de haute sismicité alimentaire, liste qui regroupe principalement les nations du continent africain.

Par contraste, il serait incongru de se pencher sur le cas de l’Union européenne (UE), zone du monde richement dotée en terres fertiles, en eau, en matériels agricoles, et dont l’agriculture est, depuis plus de soixante ans, soutenue par une politique agricole commune (PAC) qui a propulsé plusieurs de ses États membres vers l’autosuffisance alimentaire et les a même parfois placés au rang de grandes puissances exportatrices (Pays-Bas, France, Espagne, Allemagne, Espagne, Pologne). L’examen des statistiques des échanges mondiaux des produits agricoles et alimentaires montre que cette réussite productive s’est traduite par la formation de surplus exportables élevés et durables, plaçant l’UE à 27 au rang de première puissance exportatrice mondiale (voir tableau ci-dessous). Largement renforcée par les élargissements successifs et par une demande mondiale croissante adressée à l’UE, le leadership mondial qu’elle occupe a distancé les États-Unis, relégués au second plan à partir du début des années 2000. L’UE à 27 pèse pour 34 % des exportations mondiales de produits agricoles et alimentaires (intra et extracommunautaires réunies) et pour 12,2 % si l’on ne retient que les seuls flux extracommunautaires. Alors qu’ils étaient les premiers exportateurs mondiaux jusqu’en 2000, avec 13 % des exportations mondiales, les États-Unis ont été supplantés par l’UE. Ils ne représentaient plus en 2022 que 9,5 % du total mondial.

La conjugaison de son autosuffisance et de son positionnement sur les marchés mondiaux met l’UE à l’écart de toute interrogation sur sa propre sécurité alimentaire. Mais les chocs évoqués plus haut, auxquels il convient d’adjoindre le défi climatique, les tensions géopolitiques actuelles qui se multiplient, la mise au jour de certaines dépendances dans des produits en provenance de nations avec lesquelles l’UE est désormais en conflit géopolitique ou commercial — conflits qui participent de la fragmentation du monde —, ont conduit à restaurer la légitimité de cette notion de sécurité et, en surplomb, celle de souveraineté alimentaire, laquelle est portée par la France depuis 2020. L’UE est-elle alors durablement à l’abri d’une quelconque forme d’insécurité alimentaire ? Il faut examiner les facteurs qui pourraient fissurer la certitude européenne selon laquelle elle ne serait pas, sur ce terrain, vulnérable.

L’histoire longue de la sécurité alimentaire en Europe

Lors du Conseil européen des 27 et 28 juin 2024, la sécurité alimentaire a été inscrite au rang des priorités pour l’UE sur la période 2024-2029, dans le cadre d’une « Europe prospère et compétitive », selon les termes de la présidente de la Commission. 

La garantie d’une sécurité alimentaire est indissociable d’un secteur agricole dynamique, adapté aux défis découlant du changement climatique. Selon la Commission et le Conseil, il n’y a pas, en l’état actuel des choses, de menaces particulières pesant sur cette sécurité alimentaire, bien que l’on constate depuis plusieurs années une élévation des importations de produits agricoles et alimentaires qui atteste des dépendances dans lesquelles l’UE s’est installée, notamment dans le domaine des fertilisants et de l’alimentation du bétail. Bien entendu, les États membres ne sont pas exposés selon la même intensité à ces dépendances.

Si l’UE se caractérise par une absence relative de menaces sur sa sécurité alimentaire, elle le doit à une PAC qui a, depuis 1962, ouvert la voie à une agriculture productive et conquérante. Les gains de productivité obtenus ont permis de nourrir plus d’individus avec de moins en moins d’agriculteurs. Ces performances productives ont ensuite offert à l’UE la possibilité d’atteindre très rapidement l’objectif qu’elle s’était fixé dès le traité de Rome, à savoir l’autosuffisance alimentaire. Ce fut le cas en céréales, en sucre, en produits laitiers, ainsi qu’en viandes porcine, bovine et de volaille. Dès le début de la décennie 1970, cet objectif est atteint, laissant place à la formation de surplus exportables qui vont peu à peu consacrer l’UE comme puissance exportatrice, rivalisant ainsi avec les États-Unis dans ce secteur.

Les dépendances qui sont aujourd’hui celles de l’UE constituent des héritages des années passées. C’est le cas en particulier des approvisionnements en protéines végétales. L’UE est depuis le milieu des années 1960 structurellement importatrice de protéines végétales, notamment de soja sous forme de tourteaux, en provenance d’abord des États-Unis, puis de plus en plus du Brésil. S’agissant des fertilisants, la dépendance est d’une certaine manière double : dépendance en fertilisants et en produits fossiles comme le gaz pour les produire.

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