Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie construit et affirme son rôle dans le jeu actuel des puissances en se basant sur sa confrontation avec l’Occident. Avec plus de continuités que de ruptures, le Kremlin continue ainsi à renforcer ses positions stratégiques en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique.
Des discours du président russe aux documents officiels des administrations compétentes et aux rapports des think tanks, la stratégie internationale de la Russie est loin d’être secrète. Elle est très régulièrement diffusée, détaillée et même promue à destination des alliés comme des adversaires du pays. Cette doctrine mérite l’examen, tout particulièrement après le déclenchement de la guerre d’Ukraine, car elle entend porter une véritable vision du monde.
Après la publication de nouveaux documents doctrinaux en 2023 et 2024 et avant l’actualisation prévisible de la stratégie de défense nationale en 2025, la guerre d’Ukraine a-t-elle radicalement changé le rapport de la Russie au monde ? Ou confirme-t-elle seulement une posture stratégique opposée à l’Occident annoncée dès 2008 lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, par Vladimir Poutine lui-même ?
Des visions du monde à l’action extérieure
En Russie, 2023 et 2024 ont été très denses sur le plan de la réflexion géopolitique et de la doctrine stratégique. Les cercles dirigeants russes se sont abondamment exprimés sur l’évolution des relations internationales et sur le rôle de la Russie dans le jeu actuel des puissances. Ainsi le président du Conseil de politique étrangère et de défense de la Russie, organe rattaché à la présidence, Sergueï Karaganov, souvent décrit comme un des intellectuels organiques du Kremlin, a-t-il publié en mars 2023 un rapport académique collectif sur l’état du monde et sur la politique extérieure de son pays, intitulé « La politique de la Russie à l’égard de la « Majorité mondiale » » (1). Plus récemment et plus officiellement, le président Poutine a tenu un long discours programmatique devant les principaux responsables de la politique extérieure de la Russie en juin 2024 après avoir maintenu son ministre des Affaires étrangères mais remplacé son ministre de la Défense pour le placer à la tête du Conseil de sécurité nationale. Ces prises de position, ces décisions et ces publications complètent, dans un registre de discours plus informel, les grands documents officiels qui tracent le cap de la posture russe, au premier chef le décret présidentiel du 2 juillet 2021 portant stratégie pour la sécurité nationale (2), complété par de nombreux documents de doctrine sectoriels (terrorisme, nucléaire, information…) rassemblés par le Conseil de sécurité nationale de Russie, organe rattaché à la présidence de la Fédération (3).
Quelle crédibilité accorder à ces documents, ces déclarations et ces analyses ? S’agit-il d’un simple habillage rhétorique d’une action extérieure dont l’essentiel est hors des discours ? On aurait tort de congédier ces prises de position comme marquées du sceau d’une propagande sans réalité : depuis la création de la Fédération de Russie en 1993, les autorités civiles et militaires ont théorisé et publié leur vision du monde et leurs caps internationaux : ainsi la doctrine de sécurité nationale a-t-elle été régulièrement modifiée, le décret de 2021 remplaçant celui de 2015, lui-même modifiant celui de 2010. Si l’action extérieure de la Fédération ne se réduit ni aux discours de son président et de son inamovible ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, ni aux documents officiels validés par l’administration présidentielle, elle n’est pas non plus pure affaire de pratique, de tactique et d’opportunité. Ces documents, officiels ou non, ont plusieurs vocations : ils sont d’abord et avant tout destinés à justifier l’action extérieure du pays en l’enracinant dans une analyse des rapports de force ; ils sont également censés mobiliser les alliés de la Russie et dissuader ses adversaires. Ils ont donc une double vocation analytique et programmatique qu’on aurait tort de négliger. Écouter la Russie n’est pas adhérer à sa ligne stratégique.
Avec le décalage dû au « brouillard de la guerre », les discours et les programmes de 2023 et 2024 infléchissent sensiblement la vision du monde de Moscou et proposent des tactiques nouvelles. Toutefois, la guerre d’Ukraine et ses conséquences mondiales n’ont pas altéré les principes directeurs et les alliances structurelles de la Russie dans le monde. Au moment où la guerre d’Ukraine promet de durer, où l’Union européenne adopte le quatorzième ensemble de sanctions contre la Russie et où le président russe entame un nouveau mandat après sa réélection le 17 mars 2024, la Russie développe une vision du monde renouvelée mais pas radicalement transformée. La guerre en Ukraine agit comme un accélérateur du tournant eurasiatique du pays et de son retour sectoriel en Afrique et au Moyen-Orient.
Un rôle pionnier pour la Russie dans la « majorité mondiale »
La désormais célèbre « doctrine Karaganov » s’enracine dans une vision du monde organisée par la tension entre l’Occident et la « Majorité mondiale ». Alors que la Stratégie de sécurité nationale de 2015 pointait les risques d’un monde dominé indûment par l’Occident et revendiquait la construction d’un monde polycentrique, la vision du monde actuellement en gestation à Moscou veut propulser le concept de « Majorité mondiale » en prisme d’analyse fondamental des relations internationales.
Quelles thèses sont véhiculées par ce concept ? L’Occident, minoritaire démographiquement et économiquement, verrait son hégémonie politique, culturelle, technologique et militaire contestée par une « Majorité mondiale » composée des puissances non occidentales que la Russie dénombre parmi les pays qui n’ont pas adopté la stratégie occidentale de sanctions contre la Russie après son invasion de l’Ukraine. La minorité de l’Occident se définit par un objectif : maintenir son hégémonie obtenue à l’issue de la colonisation, de la Deuxième Guerre mondiale et de l’éclatement de l’URSS. Et il se reconnait à l’adoption de sanctions contre la politique étrangère de la Russie. Quant à la notion de « Majorité mondiale », elle permet d’unifier un « Sud global » très hétérogène, des États ayant condamné l’invasion russe en Ukraine à l’Assemblée générale des Nations Unies sans adopter de sanctions (Égypte) ou encore des États traditionnellement alliés à la Russie (Syrie, Corée du Nord, Inde).
Dans cette confrontation mondiale, la Russie souhaite avoir une place particulière : les autorités russes revendiquent désormais un statut civilisationnel spécifique, celui d’État-civilisation, et assument une mission historique : mener la confrontation avec l’Occident européen, d’abord en Ukraine. L’invasion de l’Ukraine n’est pas une simple guerre territoriale de voisinage européen : elle est promue par la Russie comme un « test » de la résistance à l’Occident. La Russie de 2024 essaie de déseuropéaniser et de dérégionaliser le conflit : souvent considéré à Brasilia, Pretoria et Pékin comme une réplique provinciale du séisme de la dissolution de l’URSS, le conflit en Ukraine a tendance à être érigé par la Russie en laboratoire des relations internationales. La vision de l’Europe orientale comme « étranger proche » de Moscou, développée par Ievgueni Primakov en 1996, est désormais obsolète : la zone constitue un champ de confrontation mondiale entre la Majorité et la Minorité.