Quelles réflexions peut-on apporter au contexte actuel en matière de drones navals ? Ces appareils s’inscrivent dans un espace de conflictualité, complexe et inattendu, qui favorise leur utilisation (1). Ils produisent des effets psychologiques certains, peuvent être considérés comme de réels outils de pression, voire au-delà engendrer des pertes. Mais face à l’intensification de la conflictualité en mer, l’emploi des drones navals ne constitue pas une rupture en soi, dans la mesure où les progrès inhérents à leur technologie sont des facilitateurs et gages de succès opérationnels.
Les réflexions développées par le vice-amiral français Raoul Castex dans Théories stratégiques (entre 1929 et 1935) n’ont jamais été autant d’actualité. La stratégie maritime et la géopolitique occupent une place de premier rang, de même que l’évolution des développements techniques. Les déplacements des espaces de confrontation viennent accentuer le fait que nous sommes obligés de penser en dehors des cadres habituels, phénomène qui s’associe à la banalisation de technologies comme celles des drones. En raison d’une mondialisation de plus en plus importante et axée vers la mer, la maitrise de cet espace est devenue primordiale, aussi bien pour des raisons de stratégie militaire que de dépendance économique, ce qui lui confère de facto un caractère fortement dual.
Cette évolution passe par la nécessité de pouvoir mettre en œuvre des équipements capables d’assurer une projection de puissance en mer (2). C’est le cas des drones. Ainsi, depuis moins de dix ans, les exemples se multiplient en ce sens. En mer de Chine méridionale, les États-Unis, la Chine, Singapour, l’Indonésie (3) ont recours à ce type d’appareils de surface ou sous-marins pour l’exploration, l’exploitation de ressources, la surveillance, et font l’objet de grandes tensions avec en arrière-plan la compétition de puissance. Les derniers conflits comme celui de l’Ukraine [voir p. 84] mettent en lumière une utilisation inédite combinant drones aériens et de surface, avec pour résultat de déstabiliser la partie adverse (4). La multiplication des attaques, contre des navires de guerre et des navires commerciaux, via l’emploi de drones par les rebelles houthis — soutenus par l’Iran au Yémen — depuis octobre 2023 en mer Rouge montre également l’environnement marin comme un espace de très fortes tensions (5).
Sommes-nous dans une nouvelle ère ?
Il apparait opportun de situer dans le temps les drones navals. Les premières expérimentations d’appareil sur l’eau et dirigé à distance sont réalisées à la toute fin du XIXe siècle par l’ingénieur d’origine serbe Nikola Tesla. Lors de l’Electrical Exhibition au Madison Square Garden (le 8 novembre 1898), il présente un prototype de bateau dirigé par onde radio, nommé le « Teleautomaton ».
Les progrès techniques et surtout les intérêts militaires du XXe siècle se caractérisent par le développement et l’expérimentation d’engins filoguidés, c’est-à-dire reliés par un câble de plusieurs mètres au navire. Un autre exemple peut être cité : la coopération entre les États-Unis et le Japon en 1967. Dans cette dynamique, Maizuri Heavy Industries du chantier naval de Kyoto réalise la construction du bateau d’entrainement auxiliaire Azuma, dont les principales caractéristiques sont de pouvoir récupérer et transporter en haute mer jusqu’à cinq drones aériens américains de type Firebee et de servir principalement à l’entrainement de tirs.
Les drones navals sont restés très discrets par rapport aux drones aériens faisant la une de la presse mondiale. Les récents conflits et les tensions dans de nombreux endroits du globe ont inversé cette tendance, les plaçant en pleine lumière. Pour y faire face, de nouveaux développements et le renforcement d’équipements militaires sont à pressentir.
À titre d’exemple, la France a mis en œuvre depuis la haute mer des drones tactiques, qui ouvriront la possibilité d’engager des missions de surveillance à celles de combat (6). De plus, dans le domaine de la guerre des mines, la marine française a engagé le renouvellement de ses équipements, notamment le système SLAM-F (système de lutte anti-mines futur), qui a pour objectif d’utiliser des drones de surface et sous-marins, ainsi que des sonars remorqués. La France s’est également engagée dans le développement d’un démonstrateur de sous-marin de combat sous l’égide de la Délégation générale de l’armement (DGA) et de l’industriel français Naval Group. En comparaison, l’US Navy prévoit à l’horizon 2045 d’acquérir une flotte de 373 navires et de 150 drones de surface et sous-marins.
Sans commune mesure, les nouveaux enjeux et les défis impliquent une plus forte mobilisation des alliés. Ainsi, le 9 septembre 2024, les pays membres de l’OTAN ont organisé dans la péninsule de Troia, au Portugal, un exercice « REPMUS 24 » qui est considéré comme le « plus grand exercice au monde d’expérimentation et de prototypage de robots s’appuyant sur l’exploitation de systèmes maritimes sans pilote » (robots sous-marins, drones aériens et moyens de surveillance spatiale) (7). De ces échanges, une feuille de route a été élaborée dans le cadre de l’initiative « vision pour l’océan numérique ». Cette mobilisation donne un signal fort de l’intérêt porté aux nouvelles exigences en mer.
Un « nouvel » espace de conflictualité : l’épineuse question des fonds océaniques
Selon le ministère chargé de la Mer et de la Pêche, les fonds marins demeurent inexplorés à 75 % (8). Ainsi, alors que le développement et l’utilisation de nouvelles technologies (électronique, semi-conducteurs, calculateurs de haute performance) nécessitent l’accès aux métaux et terres rares, ces matières premières sont inévitablement très recherchées, offrant aux États la capacité d’être indépendants et surtout puissants — les intérêts de nombreux acteurs privés se jouant également autour de cet échiquier marin. Après le « New Space », le « New Seabed ». Dans cette perspective, comme dans le secteur spatial, l’environnement maritime n’y échappe pas, et la compétition est très forte (9). En janvier 2024, la Norvège s’est distinguée en ouvrant une partie des fonds marins arctiques du pays à la prospection minière (10). La France, quant à elle, dans le cadre de la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, s’est engagée à placer les fonds marins comme un intérêt stratégique. De plus, la Marine nationale, en appui des travaux de l’Ifremer dans le cadre du projet « CORAL », est engagée depuis 2020 au développement d’un drone sous-marin, UlyX, en vue de se doter de moyens de surveillance et d’intervention dans les grands fonds marins (11).