Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

USA : une maison divisée

Alors que républicains et démocrates n’ont jamais paru autant éloignés les uns des autres, c’est l’ensemble de la société américaine qui souffre aujourd’hui d’une polarisation grandissante, mettant à l’épreuve l’unité du pays, qui semble se fissurer de jour en jour. Comment expliquer une telle situation, à l’aube d’une élection dont le déroulé et le dénouement s’annoncent décisifs pour l’avenir du projet américain ?

« Sans malice envers personne, avec charité envers tous […], efforçons-nous de terminer la tâche dans laquelle nous sommes engagés, de panser les blessures de la nation […], de faire tout ce qui peut atteindre et chérir une paix juste et durable entre nous-mêmes et avec toutes les nations. (1) » Ainsi parlait Abraham Lincoln à sa seconde investiture présidentielle en mars 1865, à quelques semaines de la capitulation des armées confédérées et de son propre assassinat. L’idéal d’union est inscrit au cœur du projet politique américain, sur le plan fédéral comme national, libéral et démocratique.

Pourtant, l’histoire présente et récente des États-Unis est celle d’une féroce polarisation intérieure, qui n’échappe à aucun observateur. L’exemple ci-dessus de la guerre de Sécession ne représente qu’une des instances les plus extrêmes de ce phénomène, que l’on a observé au long de l’existence nationale. Se déclarer indépendants, ou non, de la couronne britannique, fut la première occasion de divergence entre les Américains en devenir. L’année électorale 2024 est déjà considérée comme un autre de ces moments de décision historique dans laquelle la discorde n’est pas uniquement une divergence politique, mais aussi une division émotionnelle et physique violente qu’on décèle jusque dans les familles à travers le pays.

Comprendre les causes et les aspects de cette polarisation intérieure des États-Unis, en les catégorisant et en les expliquant, est une étape nécessaire de l’observation du pays tel qu’il est aujourd’hui, et tel que ces causes et aspects produisent des effets sur ses relations extérieures.

Les causes économiques et sociales

L’American way of life repose bien sur un consensus autour du modèle capitaliste et libéral. Pourtant, il est aussi reconnu que les États-Unis sont un pays de fortes inégalités économiques et de luttes sociales intenses. L’unité nationale et la stabilité politique ont plusieurs fois été mises en cause du fait de ces inégalités et luttes. La quête de moyens pour y remédier a aussi caractérisé plusieurs périodes de l’histoire. La réalisation du « rêve américain » pour une population justement reconnue comme diverse est vue comme une condition du vivre-ensemble et du nation-building.

Ainsi, l’historien Michael Heale identifie deux des trois grandes périodes du XXe siècle comme étant marquées par des politiques et des figures dirigeantes cherchant à réduire les effets des inégalités et de la polarisation sociale : d’abord l’ère « progressive » (1900-1933), puis l’ère du « New Deal » (1933-1969), la dernière (1969-2000) étant justement présentée comme « l’ère de la division » (2).

Les États-Unis ont d’abord été un pays de colonisation, puis une puissance économique émergente, puis une superpuissance à la pointe de l’industrie, de la technologie et de l’innovation. Chaque étape a permis l’évolution ou la transformation du sort de catégories sociales dans différentes régions du pays. Les périodes de prospérité, de forte croissance, ont permis une vie politique plus apaisée, moins confrontationnelle, de même qu’elles ont souvent alimenté un consensus autour des grandes lignes de l’action extérieure des gouvernements américains, même en cas d’alternance politique.

Ces conditions, notamment dans les après-guerres, se réalisaient plus aisément en période de claire avance et dominance américaine dans les domaines porteurs de la croissance. L’émergence de concurrents économiques et commerciaux via l’extension de la mondialisation les a en revanche dégradés. On perçoit dans la société américaine, et dans la vie politique, une continuité dans la critique virulente de certains concurrents commerciaux étrangers : le Japon hier, dans les années 1970 et 1980 ; la Chine aujourd’hui, depuis les années 2000. Le consensus libéral, libre-échangiste, de marchés ouverts des biens, services et travailleurs immigrés, était plus facile à obtenir quand la surperformance américaine redistribuait les richesses et les opportunités de mobilité sociale.

0
Votre panier