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La mondialisation américaine va-t-elle céder sa place à la mondialisation chinoise ?

Si les tensions sino-américaines sont aujourd’hui si vives, c’est justement parce que la Chine tente de remplacer la mondialisation par une réorganisation sino-centrée du marché mondial. Autrement dit, la Chine vise non pas une part grandissante du marché mondial existant, mais le contrôle du marché en tant que tel. Dans cette optique, elle poursuit de manière méthodique la mise en place de nouvelles infrastructures à travers lesquelles les marchandises et les capitaux pourront durablement circuler dans le monde. En effet, pour que l’offre et la demande se rencontrent, il faut des infrastructures. Que l’on songe au privilège exorbitant du dollar ou à la prévalence des normes techniques écrites par des ingénieurs américains, le contrôle des infrastructures est source de bénéfices extraordinaires.

En même temps, le contrôle des infrastructures de l’économie mondiale est une source de pouvoir politique extraterritorial. En fermant le détroit de Malacca, la marine américaine priverait la Chine de 80 % de son approvisionnement en pétrole. En les excluant de Swift, le Trésor américain désorganiserait profondément les transactions des banques chinoises. Jusqu’à présent, les États-Unis fixent les règles de la mondialisation en contrôlant les infrastructures physiques, numériques, monétaires, techniques et militaires. La Chine en a parfaitement conscience. D’où son développement d’infrastructures concurrentes.

Typiquement, les nouvelles routes de la soie (NRS) ne visent pas seulement à alléger les surcapacités chinoises, elles ont également pour objectif de répandre les normes techniques chinoises et de construire des infrastructures permettant de contourner les goulets d’étranglement du transport maritime. De la même manière, l’internationalisation du renminbi n’est pas seulement un outil de baisse des couts de transaction des firmes chinoises, mais un gage d’indépendance monétaire. C’est en construisant ces infrastructures concurrentes que la Chine ambitionne de se placer au centre d’un capitalisme mondial durablement réorganisé. Bien entendu, un tel chamboulement est inacceptable pour les États-Unis, car il affaiblirait directement leur puissance et mettrait en cause la stabilité politique nationale qui, depuis les années 1970, est fondée sur la mondialisation.

Les succès de la contre-hégémonie chinoise

Pour se défaire de la supervision américaine de la mondialisation, il ne suffit pas de proposer des infrastructures de contournement. Encore faut-il que les autres pays du monde acceptent de les utiliser. Les ambitions de transformation chinoises exigent donc le déploiement d’un projet contre-hégémonique.

Dans le débat contemporain, le terme « hégémonie » est souvent utilisé comme synonyme de domination. Or, chez Antonio Gramsci, l’hégémonie ne désigne pas précisément la capacité d’une puissance d’imposer ses choix aux autres ; elle exprime sa capacité d’être perçue comme bienveillante par les autres. Plus précisément, dans la pensée gramscienne, l’hégémonie repose sur le consentement et la coercition. L’hégémonie, tout comme sa contestation, ne se construisent qu’en articulant les deux.

Le monde que la Chine souhaite transformer se caractérise par une hégémonie américaine établie depuis l’après-guerre. S’en débarrasser implique donc de mener une offensive de charme envers le reste du monde. À ce titre, les NRS jouent un rôle majeur. Nées en 2013, elles visent à alléger la surproduction chinoise. En construisant des infrastructures à l’étranger, la Chine réussit en effet à exporter des marchandises et des capitaux excédentaires. Ce faisant, la Chine répond aussi à un vrai besoin des pays participant aux NRS. Selon l’ONU, des investissements annuels d’un milliard de dollars sont requis pour combler le sous-financement des infrastructures des pays du Sud. Les NRS réduisent cet écart entre les besoins et les équipements existants, qui s’est notamment creusé dans le cadre de la fabrication américaine de la mondialisation. En effet, l’austérité imposée au Sud à travers le Consensus de Washington des années 1980-1990 a fortement dégradé la qualité des infrastructures locales.

La démarche revêt un pouvoir de séduction considérable. Elle lève un blocage de la vie réelle, le manque d’infrastructures, sans imposer des conditionnalités particulières en termes de régime politique, et nourrit en conséquence la popularité de Pékin. Inquiet de la perte d’influence des États-Unis, l’ancien secrétaire au Trésor Lawrence Summers a évoqué cette formule poignante d’un décideur d’un pays du Sud : « La Chine nous donne un aéroport. L’Amérique nous donne une leçon de morale (1). » Bien entendu, le déploiement réel des NRS comporte des risques de corruption et de surendettement. Néanmoins, les faits sont là : en dehors des États-Unis et de leurs alliés les plus proches, elles alimentent une image positive de la Chine dans le monde.

Cette offensive de charme est d’autant plus efficace que la Chine ne mise pas sur un seul cheval : sa diplomatie éducative, culturelle et sanitaire, tout comme sa dénonciation des doubles standards de Washington dans les grands dossiers géopolitiques, lui valent un soutien croissant dans le monde. En effet, de nombreux pays du Sud ne comprennent pas pourquoi l’invasion russe de l’Ukraine serait plus condamnable que l’invasion américaine de l’Irak, alors que ni l’une ni l’autre n’ont reçu le soutien de la communauté internationale. Ce décalage ainsi que l’anticipation d’un affaiblissement de Washington expliquent pourquoi peu de pays du Sud suivent les sanctions contre la Russie. De plus, ces pays considèrent que ces sanctions nourrissent l’inflation des prix de l’énergie et de l’alimentation (2).

À propos de l'auteur

Benjamin Bürbaumer

Economiste, maitre de conférences à Sciences Po Bordeaux, spécialiste de la mondialisation et de l’économie politique internationale et auteur de Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation (La Découverte, 2024).

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