Depuis plus de 70 ans, les États-Unis ont été sans équivoque le leader mondial des innovations scientifiques et technologiques. Comment expliquer cette domination ?
C. Thibout : Il faudrait nuancer cette domination « sans équivoque ». Que l’on pense à la compétition avec l’URSS pendant la guerre froide ou avec le Japon dans les années 1980, à différentes reprises, les Américains ont craint de voir un rival assumer le statut de leader technologique. Ils ont donc mis en place des politiques publiques pour les contrer, comme les « offset strategies » (stratégies de compensation), notamment dans le domaine militaire. Mais effectivement, il y avait bien une domination, qui plonge ses racines dans la Seconde Guerre mondiale, avec une importante intégration des scientifiques aux programmes militaires. Un management de l’innovation centralisé via l’armée s’est mis en place, basé sur des contrats de défense à long terme avec les industriels — IBM en étant un exemple emblématique —, ainsi que sur le financement des laboratoires universitaires. En réalité, cette domination technologique repose sur une économie planifiée et sur un État interventionniste, avec de très grosses dépenses publiques et un contrôle resserré sur les voies empruntées par les entreprises et les universités pour innover.
Dans le discours officiel américain, la maitrise des technologies critiques et émergentes est toujours présentée comme le pilier de la puissance. Si l’État fédéral a longtemps joué un rôle dominant, le secteur privé a puissamment accru son implication. Comment expliquer cette évolution ? Assiste-t-on à l’émergence d’un « techno-nationalisme » ?
L’État fédéral américain a toujours joué un rôle central dans le développement technologique, y compris en collaboration avec des organisations privées, depuis la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, les modalités d’intervention ont évolué au fil du temps. L’économiste américain d’Harvard, John Kenneth Galbraith, parlait en 1967 d’une économie planifiée pour les États-Unis, notamment dans le secteur des technologies avancées. Or, à partir des années 1970, on assiste à une transformation, à un redéploiement des formes d’intervention de l’État dans le management de l’innovation. L’historien français Christophe Lecuyer a très bien montré cette évolution, notamment à travers son travail sur l’industrie des semi-conducteurs dans la Silicon Valley. En effet, à partir des années 1970, l’État devient une sorte de coordinateur. Il est moins dirigiste et joue davantage sur l’incitation. Par exemple, il pousse les universités, par la législation, à vendre les produits de la recherche financée sur fonds publics à des entreprises et à favoriser l’éclosion de start-ups au sein du personnel enseignant et des étudiants des universités. C’est ce qu’il s’est passé avec les fondateurs de Yahoo et de Google, par exemple.
De la même manière, la politique technologique américaine a toujours été guidée par des motifs nationalistes. Même en pleine vague ultra-libérale, dans les années 1980, les politiques technologiques étaient centrées sur la contre-offensive à mener face à la montée en puissance technologique et économique du Japon. À cet égard, on peut parler du nationalisme technologique américain comme d’un invariant politique.
En 2023, l’Australian Strategic Policy Institute publiait une étude comparative sur la maitrise des technologies critiques par les grandes puissances et le constat est sans appel : la Chine arrive en tête dans une grande majorité des secteurs considérés comme stratégiques (1). Que penser de cette étude ?
Il faut prendre avec des pincettes les résultats de cette étude, car sa méthodologie n’est pas exempte de limites. Elle s’appuie en effet sur le nombre d’articles publiés par les institutions, certes pondéré par le nombre de citations que ces articles obtiennent. Cependant, cela n’atteste pas automatiquement de la qualité des papiers. Par exemple, si les laboratoires chinois semblent les plus prolifiques et leurs articles les plus cités, on ne sait pas par qui ils sont cités. Il pourrait s’agir principalement d’autres chercheurs chinois, ce qui pourrait créer une sorte de « bulle nationale ». Le grand nombre de chercheurs chinois donne un avantage automatique en termes de volume.
Ensuite, le nombre de publications ne dit rien de la qualité scientifique, et encore moins de l’applicabilité, de la pertinence et de l’intérêt (technologique, industriel, etc.) des recherches. La France, par exemple, est une grande pourvoyeuse de chercheurs en intelligence artificielle, mais cela ne fait pas nécessairement d’elle une puissance technologique majeure. Il faut donc nuancer les résultats de cette étude, car les données utilisées sont trop limitées et la méthodologie est sujette à caution.