Depuis sa première campagne présidentielle de 2016, et avec une vigueur renouvelée pour la campagne 2020, Donald Trump met en avant sa volonté de terminer les « guerres sans fins » dont il a hérité, une expression qui renvoie principalement aux conflits liés à la guerre contre le terrorisme entamée en 2001. En élargissant la période considérée, quel bilan peut-on dresser des conflits dans lesquels les États-Unis se sont engagés depuis 1945 ?
M. Quessard : Corée (1950-1953), Liban (juillet-octobre 1958), Vietnam (1961-1975), Somalie (octobre 1993), Irak (2003-2011), Afghanistan (2001-…) et peut-être même Libye (mars-octobre 2011)… La liste est longue d’échecs ou d’impasses, de bourbiers, de demi-succès, qui font dire que, oui, les États-Unis perdent des guerres dans la période post-1945 (certains chercheurs diront même toutes les guerres).
Les critiques, aux États-Unis même — notamment Richard A. Gabriel (1), dès 1983, lorsqu’il décrit les échecs des forces spéciales dans des opérations militaires assez ciblées —, sont allées jusqu’à évoquer l’« incompétence militaire » supposée des soldats américains, un argument un peu fort auquel je ne souscrirai pas personnellement. Il est plus important de se demander pourquoi un outil militaire surpuissant, en termes capacitaires et technologiques, comme l’est celui des États-Unis, n’a pas suffi pour remporter les guerres d’hier et ne suffit pas pour remporter les guerres d’aujourd’hui ou de demain.
Dans les conflits post-45, il y a évidemment deux chocs importants : la Corée et le Vietnam. Le « syndrome du Vietnam » — une rupture entre l’armée et l’opinion publique — n’a cessé de peser sur les interventions militaires américaines depuis lors. Ces deux échecs militaires viennent en contraste total avec la Seconde Guerre mondiale, dont les États-Unis sont sortis comme les grands vainqueurs. Ils marquent la population américaine d’autant plus qu’ils sont vécus comme injustes sur le plan de la sociologie militaire. Au Vietnam, de très jeunes soldats sont envoyés au front. En Corée, on peut parler de génération sacrifiée, avec les GIs qui, à peine rentrés de la Seconde Guerre mondiale, ne pensaient pas repartir au front aussi vite, surtout pour une guerre qui n’est pas bien comprise car c’est une « opération de police », selon les mots du président Truman (1945-1953), et non une guerre pour répondre à une attaque ennemie comme celle de Pearl Harbor.
Dans cette période post-45, il faut bien différencier l’engagement dans des guerres « chaudes » et celui, plus global et de long terme, dans la guerre froide. Cette dernière est considérée par les historiens comme un conflit de 50 ans (2). Il faut souligner à ce propos que les États-Unis ont continué à pratiquer la guerre psychologique qu’ils ont menée pendant la Seconde Guerre mondiale et qui aura été l’un des facteurs absolument incontournables de la guerre froide. C’est un des aspects qui poussent à tenir compte non pas uniquement des facteurs capacitaires, mais aussi du facteur humain, des stratégies d’influence, de la capacité à emporter le soutien des populations locales ou de pouvoir renverser l’adversaire de l’intérieur. Or, les États-Unis estiment qu’ils ont gagné la guerre froide — affrontement idéologique avant d’être une course aux armements et à la technologie. C’est même grâce à cette victoire essentielle qu’ils se sont retrouvés comme la seule superpuissance post guerre-froide.
Ce sont ces guerres « sans fin » du XXIe siècle auxquelles l’actuel président américain souhaite vraiment mettre un terme, des guerres qualifiées de dumb wars (« guerres stupides ») (3) : l’Irak [lire l’article de M. Benraad p. 56], la campagne d’Afghanistan, mais aussi l’intervention en Syrie… Ces guerres se distinguent nettement des guerres du XXe siècle du fait de leur nature — asymétrique — et d’une privatisation croissante du recours à la force (la conscription prend fin en 1973 aux États-Unis) [lire l’article de W. Bruyère-Ostells p. 48], mais aussi en raison d’une dilution des valeurs de « destinée manifeste » et de controverses autour des motifs de l’engagement, sur fond de montée de l’anti-américanisme au Moyen-Orient.
En quoi les stratégies mises en œuvre ont-elles péché plus particulièrement pour ces « guerres stupides » ?
Les stratégies mises en œuvre après le 11-Septembre ont achoppé sur les théâtres d’Irak et d’Afghanistan [lire l’article de D. Chaudet p. 61], ce qui a induit une rupture dans la façon de penser ou de repenser la guerre chez les élites militaires et politiques américaines, ou même dans les think tanks. Il y a une prise de conscience après 2003 que la victoire ne repose pas sur le seul usage de la force — donc sur une supériorité militaire et capacitaire —, mais que nous sommes entrés dans une ère de l’information qui rend nécessaire la maîtrise de cette dernière. Dès 2006, la parole est davantage donnée aux très hauts gradés américains tels Stanley McChrystal (futur commandant de la Force internationale d’assistance à la sécurité – ISAF en Afghanistan, en 2009-2010), David Petraeus (qui commandera l’ISAF en 2010-2011), James Mattis (qui a servi dans les guerres du Golfe, d’Afghanistan et d’Irak, avant d’être Secrétaire à la Défense de 2017 à 2019), ou Robert Gates (directeur de la CIA de 1991 à 1993, avant de prendre la tête du Pentagone sous l’administration Bush II puis sous Obama, de 2006 à 2011).