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Dissuasion nucléaire russe : état des lieux et perspectives

L’échec initial de l’« opération militaire spéciale » (SVO), déclenchée par la Russie le 24 février 2022, et la guerre hétérotélique qui s’ensuivit, ont suscité la crainte d’un emploi de l’arme nucléaire par Moscou. Le Kremlin, qui dispose d’un des plus gros arsenaux de forces nucléaires au monde, a multiplié les mesures de dissuasion nucléaire à des fins agressives et coercitives dès la veille de la SVO, ce qu’il avait déjà fait en 2014-2015 au moment de l’annexion de la Crimée et de la subversion du Donbass. Si après la chute de l’URSS, la Russie, très affaiblie, avait abaissé son seuil d’emploi de l’arme nucléaire (1993-2003), elle avait fini par le relever, en 2010, dans un contexte de renforcement des capacités économiques et militaires de l’État.

Toutefois, la détérioration de la position géopolitique russe consécutive au déclenchement de la SVO ramène Moscou aux années 1990. Son incapacité à sauver le régime de Bachar el-Assad n’est qu’une des dernières manifestations de cette « marche à rebours ». La publication de la dernière doctrine nucléaire, qui reprend des termes et des idées de l’époque de l’abaissement du seuil, est tout aussi révélatrice. Comment interpréter la publication de cette doctrine ? Quels enseignements faut-il tirer de la théorie et de la pratique russes de la dissuasion ? Un emploi nucléaire russe dans le contexte de la guerre en Ukraine est-il crédible ?

En 1991, la question de la dissuasion et de ses mécanismes était relativement nouvelle pour l’armée russe. En dix ans, les élites militaires ont cependant rattrapé leur retard théorique. Héritières d’une doctrine de non-emploi en premier, ces élites ont progressivement amendé leur position, et ce, pour au moins trois raisons : une conscience aiguë des faiblesses conventionnelles de la Russie, l’attribution d’une puissance considérable aux armes conventionnelles modernes et, enfin, l’observation des actions, doctrines et stratégies occidentales, dont découlait, entre autres, la crainte d’une guerre régionale ou à grande échelle contre l’OTAN. Entre 1993 et 2003, la théorie militaire russe a ainsi prôné un élargissement de la dissuasion nucléaire aux guerres conventionnelles (à grande échelle dans un premier temps, puis régional et même local) et assumé un emploi préemptif de l’arme atomique dans ce cadre, pour empêcher une telle guerre ou dissuader l’adversaire de la continuer (deèskalaciâ), y compris dès le début du conflit.

Relèvement du seuil d’emploi

Progressivement, au cours des années 2000, la dissuasion nucléaire a été comprise dans un concept plus large : la dissuasion stratégique, qui a complété la composante nucléaire de la dissuasion avec les composantes conventionnelle puis non militaire et subversive, et qui a hérité des réflexions fondamentales des années 1990 sur la dissuasion. Dans ce cadre, qui enrichissait et consolidait l’échelle de dissuasion, le seuil d’emploi de l’arme atomique a été relevé dans la doctrine militaire publiée en 2010. Un double contexte expliquait ce relèvement du seuil : d’une part, la modernisation des forces conventionnelles russes, permise par l’amélioration de la situation économique intérieure et, d’autre part, un changement de perception des menaces probables, désormais tournée vers les conflits armés, les guerres locales (à la limite régionales) et les conflits hybrides, menaces contre lesquelles la dissuasion nucléaire était jugée moins efficace et face auxquelles Moscou jugeait avoir assez de répondant.

La dissuasion stratégique a été théorisée comme un ensemble. Préemptive, offensive, coercitive, pratiquée constamment, en temps de paix comme en temps de guerre, elle utilise tous les outils (militaires et non militaires) de façon intégrée et flexible. Elle a été aussi une incarnation — quasi paroxystique — de la théorisation du contournement de la lutte armée, puisqu’elle devait permettre, avec un recours fort et prioritaire aux moyens et méthodes non militaires (subversifs, indirects, asymétriques), soutenu par les composantes militaires (conventionnelles et non conventionnelles), d’atteindre des objectifs politiques de façon largement indirecte (1). Si la force armée directe devait être utilisée, cet emploi devait être limité, principalement démonstratif, relativement bref, final mais décisif. La dissuasion stratégique est en partie le fruit d’une théorisation — celle du contournement — et d’une culture stratégiques qui ont poussé l’État russe à prendre des mesures proactives et qui expliquent aussi bien le déclenchement de la SVO que son échec initial.

Les failles de la dissuasion stratégique russe

La SVO a montré trois failles théoriques et pratiques de la dissuasion stratégique. Premièrement, l’échec du contournement, dont les promoteurs ont dès le départ surestimé la capacité des moyens et méthodes indirects à atteindre des objectifs politiques décisifs. Deuxièmement, la surestimation des armes conventionnelles modernes (de haute précision, hypersoniques), y compris à capacité duale, conventionnelle et nucléaire (Iskander, Kinjal, Kalibr…), à la fois comme outil de dissuasion et comme instrument permettant la désescalade ou la cessation des combats en des termes favorables à la Russie via leur emploi sur le théâtre. Troisièmement, l’efficacité de la dissuasion nucléaire russe n’a été que relative : si elle a permis d’éviter la transformation de la guerre locale commencée en guerre régionale, d’une part Washington avait déjà annoncé qu’il n’interviendrait pas militairement et, d’autre part, elle n’a ni empêché l’Occident d’infliger de lourdes sanctions à la Russie ni permis de bloquer le processus d’aide à l’Ukraine, qui fut seulement ralenti.

À propos de l'auteur

Dimitri Minic

Chercheur au Centre Russie/Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI), docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université.

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