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L’ordre nucléaire mondial

L’actualité des dix dernières années a rappelé le rôle central de l’atome dans les relations internationales. L’ordre nucléaire mondial pensé à partir du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires signé en 1968 est-il caduc ? Les États devront-ils repenser son architecture ?

Dans un recueil de textes qu’il publia en 1948, Paul Valéry alertait avec une sagacité sans concession : « Ce que nous savons, nous le savons par l’opération de ce que nous ne savons pas. » (1) Appliquée à l’arme nucléaire, laquelle avait fait une apparition fracassante dans les relations internationales trois années plus tôt, la sentence est juste et troublante. Trois facteurs en rendent compte.

D’abord, le fait nucléaire militaire est complexe et, pour l’essentiel, secret. Le savoir de chacun est donc au mieux parcellaire, au pire erroné. Par exemple, l’idée selon laquelle le pouvoir politique chinois a décidé d’atteindre la parité stratégique avec les États-Unis est une hypothèse non vérifiée ; affirmer qu’une frappe conventionnelle contre une infrastructure critique française est redevable de la dissuasion nucléaire est impossible.

Ensuite, c’est le domaine par excellence des paradoxes et des apories. Ainsi, l’on peut estimer que l’arme nucléaire est une arme de non-emploi si et seulement si ce peut être une arme d’emploi. Ainsi encore, la maitrise bilatérale stratégique des armements n’est jamais aussi impérieuse que quand elle parait impossible.

Enfin, nombre des ressorts du nucléaire de défense relèvent de la croyance plutôt que du savoir. Par exemple, démontrer qu’un État doté de l’arme nucléaire est dissuasif aux yeux de ses adversaires est une impossibilité logique. Mais affirmer le contraire dans ce même pays revient à commettre un « sacrilège » aux yeux des « gardiens du temple ».

Ainsi, ledit savoir nucléaire est le lieu de toutes les affirmations, celles qui s’installent s’imposant en général d’autorité par la personnalité sociale de celui ou de celle qui les formule. Le savoir nucléaire étant un attribut de pouvoir, il s’accompagne comme tel d’une multitude de biais cognitifs, lesquels émaillent les discours sans même que leurs auteurs en conçoivent les risques.

Rhétoriques de l’apocalypse

Huit décennies après l’apparition de l’arme nucléaire (2), le recul permet de constater que le système d’arme emblématique du second XXe siècle a toujours vu l’intérêt qu’il suscite s’exacerber à la perception d’un risque d’emploi inhabituel. Quand cet intérêt est marqué, il est donc dramatisé : il s’agirait à chaque fois d’un « retour » du nucléaire, c’est-à-dire des menaces qui l’accompagnent, quitte à les rafraichir.

Les principales crises spécifiques de guerre froide eurent une dimension nucléaire latente ou avérée : l’instrumentalisation d’un prétendu missile gap (3) avec l’URSS de la fin de l’année 1957 à la campagne présidentielle américaine de 1960 permit au camp démocrate de dénoncer une faiblesse coupable du camp républicain face au compétiteur soviétique qui mettait le territoire des États-Unis à la merci d’attaques nucléaires balistiques de portées continentales. Les cinq années de la crise de Berlin, de 1958 à 1963, furent déterminées par la question nucléaire européenne, mirent en scène l’arme thermonucléaire, le pouvoir soviétique utilisant notamment le chantage nucléaire à destination des opinions publiques occidentales d’une façon sensiblement plus prononcée que ne le fait le pouvoir russe depuis février 2022. La crise de Cuba, intrinsèquement liée à celle de Berlin, reste dans les mémoires comme l’acmé du danger nucléaire de guerre froide alors qu’elle fut aussi l’exercice inaugural de structuration du dialogue stratégique bilatéral. La crise des euromissiles (4), enfin, aiguisa la crainte de première frappe soviétique, précisa un risque de découplage des intérêts de sécurité américains et européens, mais affirma aussi la place des opinions publiques — en l’occurrence européennes — dans les enjeux nucléaires stratégiques qui devinrent plus mondiaux que strictement internationaux.

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